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Le marquis des Éperviers

Le marquis des Éperviers

Titel: Le marquis des Éperviers Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Paul Desprat
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de petits villageois et ce furent les moments les plus doux d’une jeunesse austère. Privée comme Hercule de mes parents dès l’enfance, j’ai été élevée, par un oncle chanoine, dans un château de Gascogne démeublé et sans feu. Madame de Fontalon, que je nomme ma tante mais qui n’est à dire vrai que ma cousine à la mode bretonne, s’est occupée de moi au décès de mon tuteur avec le dévouement d’une sœur de charité. Elle m’a appelée près d’elle, pour vivre dans cette ville où je croque la vie à belles dents, employant pour me pousser dans le monde toute l’énergie que j’avais engrangée lorsque j’étais sauvageonne. Je viens à bout de tout car je fends mon chemin, le sabre de l’impertinence au poing. Vous verrez, je vous le prêterai ! C’est l’expédient qui balayera à coup sûr les rides que je vois obscurcir votre front.
    – Vous êtes bien bonne, répliqua sans malice Victor, je vous rends grâce pour ces douces paroles.
    – Non ! je ne suis pas bonne, rectifia Diane, jamais je ne suis mue par la pitié, ce dernier ressort des passions abolies… Je ne me fie qu’à la sympathie et vous m’en inspirez.
    Elle fut interrompue par le signal que fit un majordome pour avertir qu’on allait souper.
    Une longue table ovale, couverte d’une nappe brodée de lis qui balançaient sur des tiges de soie vert pâle, avait été dressée dans l’antichambre jouxtant le bureau de monsieur Davignon. C’était une petite pièce au décor rénové dont le plafond doré, retombant sur une frise d’oves, était percé d’un œil-de-bœuf elliptique garni dans son fond d’une forte grille de bronze doré. Des toiles marouflées, séparées par des cippes qu’étranglait un lierre finement sculpté, couraient tout au long des murs, séparant des figures de nymphes qui formaient une ronde. Ce décor, subtil adoucissement des pompes et des marbres versaillais, fondu dans un équilibre qui tenait autant au savoir-faire du peintre qu’à la grâce des proportions dégagées par l’architecte, était l’œuvre de Claude Audran 131 , nouvel ornemaniste à la mode et en passe alors de supplanter le vieux Berain 132 . C’était le premier balbutiement de ce qu’on commençait à nommer style rocaille, étonnant enroulement d’arabesques légères et d’opulentes chantournures dont la dorure éclatait sur un fond lumineux de boiseries blanches.
    Victor, installé entre madame de Fontalon et l’abbé de Thésut, assista pour la seconde fois depuis Limoges à l’effrayant déploiement du service à la française. Après que le maître d’hôtel eut versé lui-même une ladre bouchée de potage aux herbes que présentait un page marchant à reculons et qu’on eut tout aussitôt retiré l’assiette en laissant les convives se régaler seulement du fumet de ce breuvage, on vit surgir, par la porte ouverte à deux battants comme si un duc allait paraître, onze domestiques en livrée bleue qui déposèrent sur la table, dans un ordre soigneusement prédéterminé, les onze plats du premier relevé. Celui-ci, qu’on appelait communément service des entrées, comportait ce soir-là un chapon aux huîtres, une carpe à la Chambord, des anchois confits, un plat de poulardes à la crème, une terrine de faisan, un civet de lièvre, des artichauts à la barigoule, des pieds de cochon truffés, un filet de bœuf garni de girolles, des œufs à l’infante et des escargots de vigne en fricassée de poulets. Le tout baignait sur des lits d’arroche des jardins 133 et d’oseille qu’endiguaient des levées de ces merveilles récentes dont la vogue ne se démentait pas : des petits pois verts qu’on avait conservés en les saupoudrant de raffinade glacée.
    De sa vie, notre jeune Rouergat ne s’était grisé d’aussi appétissantes couleurs et n’avait humé à la fois tant d’odeurs délicieuses. Des valets, qui avaient chacun la charge de deux convives, se tenaient derrière le rang des chaises. Ils veillaient obstinément à ce qu’assiettes et verres ne désemplissent pas. D’autres, sous la férule discrète du maître d’hôtel, exécutaient tout autour de la table des figures compliquées pour aller se servir aux plats que les dîneurs montraient du doigt ; d’autres encore, houspillés par un gros sommelier, Bacchus à l’œil rouge, s’élançaient sur le parquet ciré pour atteindre plus vite la desserte encombrée de fioles cravatées. Ils revenaient de même,

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