Le marquis des Éperviers
rabattre de cette assurance qu’il commençait à trouver insultante et, curieusement, ce fut cette constatation qui le rasséréna.
– Et de quelle commission vous a-t-on chargé ? s’enquit-il d’une voix changée.
– De vous remettre ceci ! annonça Victor en tendant le message du chevalier de Carresse qu’il venait de sortir de sa chemise et défroisser.
Brandelis de Grandville s’en empara sans pouvoir dissimuler qu’il tremblait. Il alla le déchiffrer près de la fenêtre, puis revint à pas lents.
– Vous connaissez le contenu de ce billet ? demanda-t-il.
– Oui, par cœur !
– Et vous savez aussi, je suppose, ce qu’espère celui qui vous l’a remis ?
– De l’aide et du secours !
– Le sort de cet homme et de ceux qui se sont joints à ses entreprises vous importe-t-il ? demanda encore l’abbé.
– Oui, de toute mon âme.
– Quelqu’un que vous connaissez à peine, que vous avez rencontré sur votre route ainsi qu’un chevrier, insista Brandelis de Grandville que la généreuse résolution de son interlocuteur paraissait mettre à la torture.
– Je vous étonnerai sans doute en vous disant qu’il est à mon cœur déjà plus cher qu’un frère.
Le jeune abbé, secrètement troublé de découvrir la force du sentiment d’amitié dont il ne connaissait pas la douceur, alla chercher la main que Victor gardait au long de son corps et le contraignit, en lui repliant les doigts, à reprendre ce qu’il était venu lui confier.
– Si vous souhaitez du bien à votre ami, conseillez-lui de se garer et de fuir, murmura-t-il en aggravant par un tremblement de ses lèvres fines la menace contenue dans ses propos, les personnes dont il recherche la couverture sont devenues dangereuses pour lui. Elles ne songent même à rien tant à présent qu’à le faire taire.
– Que voulez-vous dire ?
– J’ai parlé suffisamment, monsieur… Ces gens ont changé leurs vues. Voilà le principal inconvénient de se livrer aux caprices des puissants : leurs intérêts sont changeants et, lorsqu’ils tissent des intrigues qui contredisent leurs humeurs passées, ils n’aiment pas à laisser derrière eux des témoins de leurs erreurs… Ai-je été assez clair cette fois ?
– Vous me faites trembler.
– Il y a matière à trembler car ceux auxquels nous avons à faire ne s’embarrassent guère de scrupules.
– Vous-même, vous ne les servez donc plus ? hasarda Victor à qui l’émotion donnait tout d’un coup de l’audace.
– Ils m’ont trahi ! Mais je ne m’étendrai pas davantage parce que mes misères ne regardent que moi… De plus, il faut que je me presse, je devrais être à l’heure qu’il est dans ma paroisse où je prêche à la grand-messe.
Tandis qu’il retrouvait progressivement une élocution hachée, l’abbé se dirigea à grandes enjambées vers le vestibule en contraignant son visiteur à le suivre.
– Une chose capitale, ajouta-t-il en se retournant, vous oublierez cette maison, vous ne chercherez pas à me revoir, vous ne m’adresserez pas la parole si vous me rencontriez inopinément ailleurs ! Ceux dont nous devons apprendre à nous défier l’un et l’autre sont capables de toutes les scélératesses pour nous nuire. Je le dis surtout dans votre intérêt, pour vous qui n’êtes rien dans cet écheveau ; personne ne doit soupçonner que vous êtes venu ici.
Au moment où il allait atteindre la porte de son bureau, celle-ci s’entrebâilla et l’on vit paraître une remarquable beauté à la figure lutine, brune à la peau de lis, avec deux grands yeux noir jais, un nez gentiment retroussé, deux joues en fleur, la bouche la plus spirituellement fendue du monde. Elle portait une robe de toile blanche qui, sous la collerette, laissait entr’apercevoir la naissance d’un cou creusé de deux salières légèrement marquées.
– Attendez-moi ici, Clémire ! ordonna l’abbé, je raccompagne ce monsieur.
Victor, troublé par cette apparition, frôla de son souffle la jeune fille qui passa à deux pas. Resté sans réaction, il accrocha tant qu’il put son regard à cette nuque fuyante dont un chignon, en relevant une chevelure d’encre, découvrait la finesse et la blancheur.
L’abbé s’arrêta sur le seuil de sa demeure et, tendant une main énergique, il conclut :
– J’espère que vous parviendrez à sauver votre ami en le prévenant des dangers qu’il court. Je vous souhaite bonne chance en tout cas mais, je vous le répète,
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