Le marquis des Éperviers
ses larges épaules, toute la sellerie d’un cheval.
– Qui es-tu ? demanda le cocher en dévisageant le nouveau venu avec un air de grande méfiance.
– Maître Jean, sellier du duc depuis trente ans dans son château de Chenonceaux ! proclama le barbu en jetant son fardeau sur un chevalet, notre maître me fait venir avec lui pour que je m’initie aux secrets des artisans d’Italie. Je voyagerai assis sur votre banc… C’est pourquoi je m’intéresse à ce que vous surviviez.
– Tu me fais l’effet d’un fameux drôle ! s’exclama le premier cocher. Après tout, mieux vaut un joyeux caractère pour effectuer de conserve d’aussi longues randonnées… Topons là, maître Jean ! et buvons un chiquet de cette goutte dont nous abreuve sans lésiner le maître le plus généreux qui fut jamais en France.
– Voici qui est vrai ! opina à pleine voix le nouveau venu, dans ma famille nous servons les ducs de Vendôme depuis trois générations et nous n’avons jamais eu sujet de regretter ce vasselage.
– Sauf la manie de se tenir au plus vif du danger, il est vrai qu’on trouverait facilement plus mauvais patron ! appuya le doyen des cochers mis en joie par la hauteur de ton de ses compagnons qui lui avait permis de tout entendre.
– Je suis bien satisfait de vous avoir enfin trouvés et de pouvoir tirer ma révérence au galetas plein de rats où m’avait relégué cette nuit mon sacripant de logeur, reprit maître Jean en trinquant son petit godet de cuivre contre ceux que lui tendaient les deux autres… Je tourne dans ce palais depuis hier… Notre maître m’avait ordonné d’être là à midi ; j’étais à point au rendez-vous mais c’est lui qui n’a pas reparu de tout le jour…
– C’est exact, fit le premier cocher avec assez de fierté, je l’accompagnais… Nous avons entrepris une course, à vrai dire un peu folle, pour quelque fantaisie qui lui a prise…
– Sans doute quelque tête blonde, marmonna le plus âgé des buveurs sans desserrer les dents du tuyau de sa bouffarde.
– C’est vrai qu’il a du goût pour d’étranges choses, appuya maître Jean.
– Il faut s’y faire, reprit celui qui parmi les trois serviteurs était le plus acquis à son maître. Nous ne ressentons que des émotions communes. Nous ne comprenons rien aux raffinements que les grands apportent à leurs plaisirs.
Puis, pressé sans doute de changer de sujet, il considéra fixement son nouveau compère.
– Mais au fait, gaillard ! de quoi comptes-tu t’instruire en Italie ? On m’a souvent parlé des violons de Crémone, des draps de Gêne, des dentelles de Venise, mais presque toujours des selles anglaises ou allemandes… Qu’avons-nous à apprendre à Milan là-dessus ?
– Tout ! répliqua le sellier dans un clappement sonore de la langue, la coupe, l’art de tendre les cuirs et de les former… Notre maître qui a l’idée d’une manufacture de harnais ne veut rien ignorer. Il m’a fait emporter avec moi, pour le comparer à ce qu’on trouvera sur place, des modèles de tout ce qui se fait de plus beau en sellerie et lormerie 216 par l’Europe.
– Et où gares-tu ce trésor ? demanda le cocher l’œil allumé par la curiosité.
– Là-haut ! dans un chariot bâché que j’ai déjà eu toutes les peines du monde à mener ici et qu’il va falloir maintenant traîner par-delà les Alpes. Il s’y trouve des bricoles clouées d’émaux et cloisonnées de perles, des attelles garnies de plaques ciselées, des brides que le père du duc avait fait tailler en Espagne, d’autres qu’il avait fait venir de Hambourg, l’équipage au complet d’un vizir et tout celui d’un prince russe…
– Mardi ! jura le vieillard qui s’essoufflait de frotter, c’est se donner bien du mal pour quelqu’un qui ne se soucie jamais que sa selle soit crottée.
Le premier cocher, tourmenté par son vice d’espion, crevait d’envie de contempler ce capharnaüm dont l’inventaire lui paraissait plus fabuleux que celui du trésor amassé sous le tumulus funéraire d’un roi viking.
– Il fait bien froid l’ami, fit-il en rabaissant le ton, mais lorsqu’on a comme moi l’amour de son métier, on ne s’arrête pas à ces misères… Me laisserais-tu, si je t’en priais, jeter un coup d’œil sur tes merveilles ?
– Ma foi, répondit maître Jean, à condition que tu n’en dises rien, je te les montrerai quand tu voudras.
– Maintenant ?
– Tout de suite !
Le sellier
Weitere Kostenlose Bücher