Le marquis des Éperviers
d’information, prévenir sans délai la justice.
Il se tourna vers Clémire en s’efforçant de lui sourire.
– Votre frère n’a plus grand-chose à craindre depuis que, pour ce qui le regarde, l’intimidation est sans pouvoir sur la décision des magistrats… Je le pressens, Clémire, le temps est proche où nous serons tous réunis sous les lilas de Colombes pour entonner des gaudeamus 226 . Quel beau printemps ce sera !
– Puissiez-vous dire vrai ! souffla-t-elle en pressant la main qu’il avait laissée au-dessus des couvertures.
À son tour, il s’empara de ses doigts qu’elle ne retira pas.
– Ma douce, murmura-t-il presque imperceptiblement, plus je vous regarde et plus je me sens guérir.
Tout en disant ces paroles, pour la première fois depuis qu’il gisait là, il parvint à s’asseoir tout à fait.
– Lorsque je serai sorti de ces fièvres, reprit-il, lorsque je pourrai de nouveau courir jusqu’à Colombes, nous irons au verger de vos bons parents. Depuis là, nous regarderons Paris par-dessus les boucles de la Seine… Nous nous émerveillerons ensemble du renouvellement des jours et dirons sans frein les mille sottises qui nous viendront à la bouche.
– Ah, Victor ! s’exclama-t-elle les yeux débordants de larmes diaprées, sommes-nous si exigeants nous qui ne réclamons qu’un peu de paix ?
– Je vous en fais le serment, Clémire, promit-il, dès que j’aurai pu renfiler mes bottes, vous jouirez de cette paix.
Elle glissa son autre main contre celle qu’il gardait depuis un moment sur son cœur en l’écrasant de toutes ses forces.
– Grâce à Dieu, je vous ai, balbutia-t-elle avec un air d’abandon qui la fit paraître à Victor, à cette seconde, plus belle encore que jamais auparavant dans ses rêves.
Les jours qui suivirent cette scène, remplis d’amicales visites et de lectures paisibles, filèrent si vite qu’on les eût pu croire bousculés par la bise d’hiver. Vint l’heure où frère Carolus parla à Victor de quitter Notre-Dame-des-Mesches. Il lui en fit l’annonce la veille de Noël comme il s’affairait à ôter les petites aiguilles d’or qu’il lui plantait chaque matin, en haie serrée, au beau milieu du dos.
– Je vous renvoie demain fêter la Nativité dans votre famille, lui dit-il, mais je vous regretterai… Je m’étais fait à votre présence et à nos entretiens paisibles.
– Allons, mon frère ! protesta le miraculé en se dressant sur ses jambes car il marchait sans difficultés depuis bientôt trois jours, vous oubliez de dire que j’étais un fardeau et que je ne vous ai presque jamais laissé dormir pendant les premiers temps de mon séjour ici…
Voyant le moine qui continuait de s’attrister, il ajouta :
– Pour moi aussi, Carolus, les heures que j’ai passées dans ce prieuré resteront, en dépit des souffrances, inoubliables… J’ai beaucoup appris près de vous puisque, non content de m’avoir tiré des griffes de la mort, vous avez rempli mon cœur d’espérance et ma tête de raison.
– Que serions-nous, pauvres fous de Dieu, reprit le religieux, si nous n’avions personne à sauver ?… Ce qui me manque le plus, dans ce lieu écarté, c’est tout ce que vous m’avez apporté : l’élan que procure la jeunesse et le bienfait que confère la connaissance.
– La connaissance ! mais qui, plus que vous, peut se vanter de la posséder ?
– Je sais beaucoup de choses, c’est vrai, répondit le moine en lissant sa barbe, des secrets auxquels je me suis initié sous d’autres soleils et qui pourraient être d’un grand secours à tout le genre humain… Mais voilà, les supérieurs de notre ordre, obsédés par-dessus tout de débusquer le péché d’orgueil, m’ont condamné à croupir dans cet endroit peuplé de frères coupe-choux 227 et à m’y engluer dans l’ignorance. Un savoir qui ne s’échange ni se confronte, c’est un savoir qui meurt… Depuis bientôt quatre ans, je précipite ici tous les jours mon esprit dans le vide et il n’est pas de seconde où je ne m’effraye moi-même de la profondeur de ma chute.
– Mais, Carolus, vous qui n’avez cessé de vouloir me convaincre de la nécessité des actes de courage, pourquoi ne prenez-vous pas les moyens d’échapper à cet entraînement ?
– Je ne le désire pas, repartit le moine, j’ai demandé le secours de l’Église à la suite d’une vie heurtée de débauches et de méfaits… Elle m’a accueilli sans
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