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Le marquis des Éperviers

Le marquis des Éperviers

Titel: Le marquis des Éperviers Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Paul Desprat
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reprit-elle plus pâle qu’une meunière, je maudirai bientôt l’auteur de nos jours… Qui peut être assez sauvage pour avoir laissé deux enfants ballottés de la sorte au gré du malheur ?
    – Vos parents ignorent sans doute le détail de vos tribulations, hasarda Victor.
    – Un père digne de ce nom s’inquiète chaque jour du sort de sa progéniture !
    – Nous le retrouverons, Clémire, promit-il, nous lui dirons ensemble que son fils était honnête.
    – La vie doit-elle longtemps rouler ce tombereau de peines et d’angoisses ? sanglota-t-elle en se jetant à son cou.
     
    Les gens du Châtelet arrivèrent dans l’après-midi, flanqués du curé de Saint-André-des-Arcs, bonhomme sec et sévère, qui monta, la mine dégoûtée, reconnaître le corps de son vicaire.
    – L’abbé de Grandville vient de jeter la honte sur notre communauté ! grommela ce tyran ecclésiastique en remontant dans son fiacre.
    – Mon père, protesta le vidame qui venait de le reconduire, comptez-vous pour rien les souffrances qu’il a endurées à tort ? Son œuvre théologique ?… La lumière qui se fera bientôt en sa faveur sur cette affreuse affaire de reliques et les vraies causes de ce drame ?
    – Billevesées, monsieur ! tonna le curé, il a souillé son âme par une mort impie… Plus rien désormais ne saurait le sauver !
    – Dieu peut lui accorder son pardon…
    – Il n’est point d’oubli pour ces sortes de crimes ! trancha le religieux véhément en manœuvrant sa glace.
    Le vidame, qui s’était hissé sur le marchepied, tenta de l’en empêcher en affectant de se pencher pour continuer de parler.
    – Ah ! je vous en prie, ne mettez pas au désespoir une bonne chrétienne… La sœur de l’abbé de Grandville espère pouvoir enfouir le corps en terre sanctifiée.
    – … Vous, un futur prêtre, oser me demander cela !… Vous devriez savoir qu’il n’est point de repos pour les fous d’orgueil qui se sont arrogé le droit de défaire ce que Dieu a fait.
    Et poussant un cri à l’adresse de son cocher, il fit avancer sa voiture dont les rideaux se mirent à claquer au vent et la portière à battre plusieurs fois.
     
    Juste avant la tombée du jour, le tombereau de la morgue vint prendre Brandelis. Les jeunes gens lui firent une courte haie puis Victor, Clémire et le vidame l’escortèrent dans le cabriolet de monsieur Davignon. Ils roulèrent sur le sable des quais, cahotant au pas de la vieille mule qui tirait depuis des ans, à la même faible allure, le cadavre avéré des morts ramassés par les rues ou celui en devenir des condamnés qu’on menait place de Grève 235 pour les exécuter.
    La morgue du pont Saint-Michel, sorte de casemate à moitié plongée dans le fleuve, recevait pour premiers fonds de sa clientèle les désespérés qu’on repêchait quotidiennement dans la Seine et qu’on exposait nus dans une salle basse, de part et d’autre d’un caniveau central. Rien de plus affreux que le spectacle de ces corps raidis et verdâtres, la face barbouillée de vase, figés dans le rictus de la suffocation. Le dimanche, le petit peuple en famille, parfois, à des heures plus insolites, de grands seigneurs masqués, venaient s’y repaître gratis du spectacle de la damnation. Des matrones ignobles y terrorisaient leurs mioches, des candidats au suicide s’y glissaient pour chercher l’étincelle d’horreur qui les détournerait d’accomplir leur dessein, des esprits forts enfin s’y rendaient avec ostentation pour raffermir, à grands coups de regard fixe, leur mépris de l’Enfer. Au-dessus de cette horrible cave, dans une salle aux arêtes gothiques, pudiquement recouverts d’un drap, gisaient les morts plus honorables : accidentés des duels, ivrognes malchanceux, innocentes victimes des tire-laine ou des détrousseurs. Entre tous ces trépassés victimes de la violence, le dix-huitain de chanvre rêche jeté par un concierge ou la nudité livrée au pavé froid, préfigurait, dès l’entrée, la séparation que Dieu n’allait pas manquer de mettre dans son firmament entre réprouvés et bienheureux.
    Sous l’œil hagard de nos trois héros qui s’étaient blottis l’un contre l’autre, aussitôt passée la porte de ce lieu maudit, le cadavre de Brandelis, sauvagement dépouillé par deux gaillards en sabots et tablier gris, fut jeté sur la dalle givrée où il acheva de se désarticuler.
    – Je vais lui fermer les yeux, dit Clémire lorsqu’elle vit que le

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