Le marquis des Éperviers
crotté, chargé de l’inhumation, eut achevé de bâcler l’absoute, le corps ficelé dans un linceul de chanvre fut descendu par deux gaillards aux bras puissants à même cette terre étonnamment noire et légère qui avait la réputation de dévorer ses morts en sept jours.
Victor, accoutumé au calme de l’enclos paroissial d’Agres dans lequel, à l’ombre d’un rang de vieux cyprès, reposait sa mère, resta durablement impressionné par la haute ceinture des galeries décorées de vrais tibias et de crânes encastrés dans la pierre. À voir autour de lui les fossoyeurs s’affairer pour exhumer des ossements et faire place aux cadavres qui attendaient à la porte, des chiens japper pour s’arracher quelques restes de clavicule, il éprouva le sentiment pénible de se trouver dans la soute d’une machine conçue par un démiurge pour broyer des pans d’humanité.
Sous le porche qui donnait sur la rue aux Fers se distribuaient les gratifications à ceux qui s’étaient chargés de porter le corps ou de lui offrir le luxe frétillard d’un flambeau. Des estropiés et des mères aux tabliers grouillants d’enfants morveux y réclamaient à grands cris la charité aux familles endimanchées que la proximité de leurs défunts et la vision presque tactile de la vanité des choses d’ici-bas rendaient immanquablement généreuses. Ce fut là que Victor présenta Clémire à sa tante. Les deux femmes relevèrent leurs mantilles d’un même mouvement avant de s’embrasser.
Madame Davignon, comme à l’unisson des circonstances, montrait singulièrement pâli son beau visage ordinairement doré. Clémire, les traits tirés par une dernière nuit de veille près du cadavre de son frère, conservait cette délicatesse rare, cette transparence de lis, qui la rendaient, ce matin-là, plus désirable encore.
– Je vous découvre enfin, murmura la tante de Victor, en enfouissant ses mains sous les manchettes de deuil de la sœur de Brandelis, votre nom a souvent résonné chez moi avec cette fêlure dans la voix qui est le signe des grandes émotions.
– Et moi, madame, à force d’entendre Victor me parler de ses parents, je m’étais fait une idée presque exacte de votre douceur.
– Vous l’aimez donc, cet ange ? demanda tout bas la conseillère.
Et Clémire, par un de ces imperceptibles mouvements qu’ont les femmes entre elles pour signifier qu’elles entrent dans la parenthèse des confidences, se mit à lui presser le bras.
– C’est vrai, fit-elle, je l’aime étrangement.
– Bienheureuse, lui répondit madame Davignon déjà réfugiée sur le marchepied déplié de son carrosse, il n’est en effet qu’aimable.
Les jours qui suivirent ce triste matin furent pour Victor entremêlés d’activité furieuse et de rêveries enchanteresses. Il voyait les heures tragiques sur le point de finir, l’horizon se hausser dans les lointains et l’amour, avec son cortège d’extases et de félicités, balayer peu à peu les embûches que la destinée, dans les derniers jours d’août 1702, avait accumulées sur sa route. Une conversation qu’il eut avec l’abbé Dubois, en atténuant les scrupules relatifs aux obligations qu’il se figurait avoir à l’égard du chevalier de Carresse, raffermit la confiance qu’il sentait poindre dans les temps qui s’ouvraient.
L’abbé, après s’être assuré de l’embarquement des Thésut pour quelques lancinantes vêpres, s’était hissé sous de vagues prétextes dans l’antre des deux célibataires qui pour lui, d’ordinaire, était à peu près une cité interdite.
– Alors, monsieur de Gironde, lança-t-il depuis le haut du petit escalier tournant, vous voici, dirait-on, promu gardien de la maison !
– Monsieur l’abbé ! s’exclama Victor en s’avançant vers lui, allez-vous enfin m’expliquer par quel furieux hasard, après vous avoir croisé deux fois en Limousin, je vous retrouve ici ?
– Parlons plutôt miracle, rectifia Dubois qui s’empressa d’ajouter en ricanant : figurez-vous que je crois parfois à ces sortes de péchés contre la raison… En tout cas votre marquis des Éperviers doit être satisfait, à l’heure qu’il est, d’avoir trouvé sur son chemin un diable de mon espèce.
– Comment cela ?
– Je vous livre brièvement quelques informations dont vous semblez ne pas disposer… Je m’occupe ici des affaires politiques de Son Altesse : politique avec un grand P pour être tout à fait à
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