Le marquis des Éperviers
cinglant.
– Qu’importe ! le marquis est sauvé…
– Sauvé tant qu’il respectera nos conventions, tant que notre intérêt sera de le soutenir… Pourtant votre chevalier de Carresse ferait bien de se méfier un peu…
– Qui vous a dit ce nom ? s’effraya Victor.
– Ne s’est-il pas présenté ainsi à Martel lors de son altercation avec ce drapier bouffi et croyez-vous qu’au fond de sa grotte je ne l’ai pas reconnu, malgré son masque, pour le même personnage ?… Je ne suis malheureusement pas le seul à avoir percé le secret de cette belle mystification car Vendôme, je ne sais par quelle funeste imprudence, la connaît également… Il se pourrait bien à présent qu’il répande ce qu’il sait par pur dépit et noirceur d’âme.
– Mais ce serait dans le même temps s’accuser lui-même !
– Eh quoi ! repartit l’abbé en partant d’un rire provocateur, votre aventure ne vous a donc pas appris à connaître ce beau cousin du roi ?… Il montre l’aplomb de ceux qui se sentent intouchables… Que n’a-t-il pas fait par exemple, vous en savez quelque chose, pour réduire au silence Brandelis de Grandville qui lui était pourtant si publiquement attaché ?
– Mais comment le chevalier peut-il se protéger de lui ? s’enquit Victor à la torture.
– En se faisant oublier ! trancha l’abbé, en profitant de l’hiver pour s’évanouir et en ne reprenant que beaucoup plus tard la suite de ses pantalonnades… Rassurez-vous ! je m’y connais en hommes : votre monsieur de Carresse sait le fin du fin… et je peux vous prédire qu’il n’endosse pas très souvent, par les temps qui courent, son habit de marquis des Éperviers.
– Ce que vous venez de me confier m’a étrangement rassuré, s’exclama Victor, les yeux brillantes de gratitude.
– Ma foi ! monsieur de Gironde, vous êtes facile à contenter… Mais me permettez-vous d’ajouter un conseil à tous ces bavardages ?
– Je vous en prie.
– Pour réussir, songez-y bien, mon petit, il vous faudra faire montre d’un peu plus de férocité… Avec les Thésut, à qui la rudesse tient au corps comme un démon, vous n’avez que l’exigence…
Il fit une pirouette par manière de salut avant d’ajouter, dans le style scarronesque 238 , tout en dévalant l’escalier :
– Mais pour ce qui est de transformer cette ardeur en entregent, je vous donnerai des leçons quand vous voudrez… Ce n’est qu’à ce prix-là – songez-y – que vous vous pousserez un peu dans la loterie du monde.
Madame Davignon, mise dans le secret de la passion de Victor pour Clémire et par ailleurs instruite des véritables sentiments de Diane, travailla tant qu’elle put, dès le début de l’année, à rendre caducs les projets de fiançailles qu’on échafaudait à l’insu des jeunes gens. De son côté, l’abbé de Thésut, lié par la demi-promesse que lui avait extorquée Victor, s’efforçait d’apporter des délais chaque fois que la question roulait dans la « bobinette ». Il répliquait par des : « Ne sont-ils pas bien jeunes encore ? » « Victor est à Paris depuis si peu de temps ! » « Croyez-vous que ces enfants se connaissent assez ? »…
Le chevalier, madame de Fontalon et le conseiller tenaient en revanche pour une union qu’ils souhaitaient prompte. « Il faut plomber ce gaillard à son poste ! » bougonnait l’aîné des Thésut qui envisageait le mariage à peu près comme un plénipotentiaire l’article fort d’un armistice. « Le plus tôt sera le mieux. J’en sais quelque chose pour m’être mariée tard ! » pépiait invariablement madame de Fontalon. Monsieur Davignon, lui seul, gardait sur le projet, comme sur toutes choses d’ailleurs, ce mutisme plein de hauteur qui le rendait glaçant.
Un soir de la fin du mois de janvier, il fit venir Victor dans son bureau.
– Installez-vous bien, mon cher enfant, car je désire vous entretenir de choses sérieuses ! lui annonça-t-il en guise de préambule.
Il se posa lui-même tout près, s’asseyant au coin de son grand bureau plat garni de bronzes précieux. Sans doute cherchait-il par cette attitude inhabituelle chez lui à donner à l’entretien un tour intime auquel ne prédisposaient ni sa grande retenue ni l’aridité studieuse du décor alentour.
– Vous devez me trouver bien mauvais tuteur, lança-t-il tout à trac.
– Mon oncle ! protesta Victor rempli d’effroi, comment pouvez-vous me prêter de si odieuses pensées ?
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