Le marquis des Éperviers
la hauteur de nos ambitions qui, vous le découvrirez peut-être un jour, ont motif de n’avoir pas de bornes. Vous m’avez rencontré dans une phase particulièrement délicate d’une carrière fertile en toutes sortes de tours de passe-passe et coups de bonneton. Je revenais de Montpellier où j’avais réglé, au passage du roi d’Espagne qui s’en retournait d’Italie chez lui, un certain nombre d’affaires devenues suffisamment publiques depuis pour que je les puisse dévoiler : il s’agissait d’un point resté obscur lors de l’ouverture de la succession de Charles II, touchant le droit des descendants de Monsieur à hériter en Espagne au cas où ceux de Louis XIV viendraient à manquer. Cette difficulté, à demeurer sans solution, aurait constitué un déni à l’égard des règles dynastiques et une insulte en faveur de l’Autriche faite à toute la nation française. Le roi d’Espagne, que j’ai fort bien connu dans ce palais – il n’y a pas trois ans de cela – quand il n’était encore que le duc d’Anjou, me prodigua en Languedoc assez de grâces pour que je sois assuré sur-le-champ de l’heureuse issue de mes démarches. Il me chargea même de quelques lettres destinées à son aîné, le duc de Bourgogne… Il me faut vous confier ici un autre secret, mais qui n’est que celui de Polichinelle parce que tous les gens bien informés le savent : c’est que les deux frères, en prenant bien garde de ne remettre leurs missives qu’à des personnes de confiance, ont pour habitude, en cachette du roi leur grand-père, d’échanger leurs vues sur les affaires de l’Europe… Jugez par là si je me trouvais honoré et fier. Me voici donc au moment où vous me découvrez à Martel. J’avais emprunté des itinéraires de traverse afin d’être plus certain de ne pas hasarder mon précieux dépôt, lequel tombé entre des mains indiscrètes, en sus de mon propre naufrage, aurait pu entraîner, par le courroux du roi contre ses petits-fils, la révolution complète de tout le gouvernement ; l’éviction des ministres du clan des ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, c’est-à-dire presque tous ceux qui gouvernent à présent, la revanche inespérée de la cour de Meudon, des Jésuites et du petit groupe des sectateurs de la guerre…
L’abbé suspendit son discours, considérant avec un brin d’amusement la mine effarée de Victor.
– Sans doute n’êtes-vous pas suffisamment versé dans les affaires pour saisir tout le sel de ces belles confidences !… Mais le fait est que ce que je dissimulais sous mon siège, au moment où vous m’avez retrouvé en pleine forêt, suffisait à changer la face des choses en Europe.
Et aussitôt, pour appuyer le sensationnel de son propos, il se dressa sur ses escarpins, pointant son nez oblong vers un lustre de cristal avec un air de suffisance burlesque.
– La suite, reprit-il en se détendant brusquement, vous la connaissez puisque vous en avez vécu le plus gros avec moi : ma voiture arrêtée, cette grotte étrange, ce marquis des Éperviers…
– Mais comment avez-vous pu désarmer son courroux ? s’enquit Victor.
– Nous avons fait nos affaires !… Ce marquis est une tête froide. Tout en comprenant les nécessités de l’ordre politique, il jubile de ce qui peut donner de la gratte au pouvoir. Il a fureté mes papiers, les a reniflés en perçant au passage le secret du chiffre 237 du roi d’Espagne et me les a rendus, content de s’être diverti. En échange j’ai promis d’intercéder en sa faveur auprès de mon maître et lui ai remis, à titre d’avance, le peu d’écus qui se trouvait dans mon bourson. Depuis, j’ai tenu parole et votre bel ami, dépêtré au passage du filet que Vendôme s’apprêtait à lui verser sur la tête, est devenu – tout comme vous à ce qu’il apparaît – l’un des plus enragés soutiens de la Maison d’Orléans… N’est-ce pas, je vous le demande, une protection plus seyante que celle dont il se réclamait avant que je le prenne en main ?
– Est-ce vrai ? s’exclama Victor, le marquis a obtenu ce qu’il voulait ?
– Vingt mille livres par an à condition d’épargner les fiefs que possède Son Altesse autour de Saint-Junien et Masseret.
– Votre protection est donc intéressée ! releva avec douleur le disciple des Thésut.
– Il est beaucoup de maisons de charité dans la rue Saint-Honoré mais ici nous sommes bons comptables ! répliqua l’abbé
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