Le marquis des Éperviers
Je ne dois qu’à vous de n’être pas aujourd’hui précipité dans le fond de quelque séminaire et je vous suis reconnaissant au premier chef de toutes les consolations qui ont suivi mon malheur.
– Ah ! Victor, vous êtes un bon garçon, murmura le conseiller, je sais que vous pouvez faire effort pour me comprendre… Je m’étais fort réjoui de vous recevoir chez moi. J’échafaudais mille plans pour vous instruire moi-même et voilà que je découvre que vous arrivez trop tard, que pour n’avoir pas eu d’enfants avant la vieillesse, je me trouve incapable de parler à ceux qui sont d’une autre génération que la mienne… Oui, les fibres de mon cœur se sont racornies avec l’âge.
– Mon oncle ! répéta le jeune homme, cette fois atterré.
– Si ! insista le conseiller, je ne suis habitué qu’à commander les gens, point à les aimer… J’ai ressenti cela dès vous voir paraître et, depuis, chaque fois que je vous ai croisé, j’ai tremblé en songeant que je m’acquittais mal des obligations que j’avais envers vous. J’aurais dû vous garder près de moi, vous initier seul à la préparation de mes affaires mais je m’en suis senti incapable ; incapable de passer de l’univers de la besogne à celui de la véritable affection… Trop de tête et pas une once d’affection !
– Bannissez ces scrupules qui me remplissent de honte, reprit Victor en pliant un genou. Je préférerais mille fois fuir votre hospitalité que vous savoir gêné par ma présence et malheureux de mon fait.
– Malheureux ! se récria le conseiller, qui vous a dit que je l’étais ? Je ne suis en peine que de me voir, par ma faute, éloigné de recevoir vos confidences.
– Dans ce cas, s’enhardit Victor, pourquoi vous persuader que je veuille demeurer à cent lieues de vous ?
– Enfin, mon enfant, si vous aviez eu tant soit peu confiance en moi, nous aurions évité cette horrible affaire avec Vendôme.
– Pouvais-je vous avouer une folie ?… Qu’auriez-vous dit si j’étais entré dans ce bureau pour vous annoncer que votre neveu agissait pour le compte d’un rebelle ?
– Et même cela, répliqua le conseiller, pensez-vous que je vous aurais laissé sans secours ?
– J’avais le sentiment que vous ne pouviez rien pour moi.
– C’est sans doute exact, convint monsieur Davignon, mais je vous aurais donné mon avis. J’aurais peut-être trouvé dans mon affection des trésors d’indulgence qui n’auraient pas laissé de m’étonner moi-même.
– Je vous promets qu’il n’est pas trop tard pour que cette vraie confiance puisse enfin s’établir entre nous… s’exclama Victor en pressant le poignet du géant.
– Je n’appelle que cela moi aussi, reprit monsieur Davignon en s’appuyant de sa main restée libre sur l’épaule de son neveu, pourtant votre ardeur devra faire des miracles pour venir à bout de mon inexpérience… Avouez-moi sans détour mes maladresses ! elles ne guériront plus à mon âge. Elles sont les pièces d’une armure dont je me suis revêtu jeune et que je n’ai jamais quittée… Je vous ai parlé de mes années d’adolescence qui ressemblent étrangement aux vôtres : j’étais orphelin, élevé en Espagne par un oncle qui y fut longtemps ambassadeur. Vous, mon pauvre Victor, vous voici déraciné comme je l’ai été mais pis qu’orphelin puisqu’à votre désarroi s’ajoute le tourment de savoir votre père proscrit… Il m’a écrit, vous le savez, puisque vous m’avez remis sa lettre en arrivant ici. Elle est brève, limpide comme son âme, elle le dépeint tout entier. C’est si bien lui qu’il me semble, par-dessus l’entassement des ans, l’entendre qui murmure à mon oreille… Je voudrais que vous la lisiez à haute voix, devant moi, ce soir.
Il tendit à Victor la missive repliée qu’il tira de sa poche. Celui-ci s’en empara et, ayant reconnu en frissonnant cette écriture qui lui était si familière, il commença sa lecture d’une voix bredouille use.
« Gironde, le 22 août 1702.
Mon cher Charles,
Victor, lorsqu’il sera parvenu chez toi, te remettra ce très court message dont le style, faute de temps et de cœur, n’a pu s’accommoder de fioritures.
Lorsque tu liras ces lignes tu connaîtras par le sénéchal le détail de nos malheurs et l’affreux arrangement qui m’a contraint à confier mon fils à ta sollicitude. Celui qui vient vers toi est le meilleur enfant du monde mais il faut que tu saches
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