Le marquis des Éperviers
laquelle crépitait un feu de pommes de pin.
– Vous arrivez à pic pour vous joindre à notre concert, lança-t-elle avec un retour d’insolence dans le ton, nous étions sur le point d’aller chercher quelqu’un pour tenir votre partie.
– C’eût été dommage pour vous, riposta Carresse avec malice.
Il se tourna vers Victor.
– Je n’ai pas fait l’aveu à monsieur de Gironde de nos tocades de musique. Prétendre que nous jouons du violon serait hors de mesure ; l’expression racler le boyau nous convient beaucoup mieux… Rassurez-vous, cher ami ! nous ne vous imposerons pas ce supplice.
Celui à qui s’adressaient ces gentillesses, resté plus rouge que la sébile d’un pressoir, protesta de ses notions de solfège. Il se proposa pour spectateur à défaut d’être agréé pour tourner les pages de la musique.
Son compagnon l’en dissuada et plutôt rudement :
– Là, là !… Gardez intacte votre oreille. D’ailleurs notre petite bande s’est toujours fixé pour règle de refuser le public.
Victor, qu’Anaïs venait d’installer près de l’ottomane cannée sur laquelle elle s’était étendue, s’efforçait de dessiller tout à fait en se remémorant les dures paroles de son père contre la malignité des splendeurs temporelles. Pour dissiper l’impression fondante qui s’était emparée de lui depuis qu’il avait passé le porche de la demeure des Gargilesse, il se raidit, à ne point quitter des yeux son hôtesse : c’était une rousse opulente et lascive, toujours sanglée dans d’étroits corsets, qui n’hésitait jamais à laisser plus qu’entr’apercevoir les considérables avantages dont la nature l’avait dotée. Son visage qui, dans sa jeunesse, avait dû être osseux mais dont les méplats de la trentaine avaient adouci la rudesse, scintillait d’un semis de minuscules taches rousses qui empoudraient une peau au grain mat. Sa robe de taffetas gommé aux couleurs de l’arc-en-ciel s’échancrait profondément sur sa gorge. Sa chevelure de cuivre, rassemblée en une tresse dans laquelle serpentait un fermaillet d’or, était seule à couvrir la nudité de ses épaules blanches. Cette tresse avait un langage. Certains jours, relevée en un chignon que piquait une lune d’argent, elle n’était pas autre chose que la couronne de Vénus ; d’autres fois, rejetée de chaque côté de la nuque et partagée en six ou sept anglaises tire-bouchonnantes, elle l’aurait pu faire passer pour une héroïne de la Fronde. La ressemblance n’avait rien d’innocent, Anaïs la cultivait effrontément : la duchesse de Longueville était son modèle, les Mémoires du cardinal de Retz, son livre de chevet, la Chambre Bleue de l’Hôtel de Rambouillet, le lieu du monde passé qu’elle aurait désiré le plus hanter. En d’autres temps, dans un autre cercle, sûrement se fût-elle délectée d’intrigues, abîmée dans des passions ardentes et implacables. Mais au lieu de cela elle était à Limoges où des avocaillons, des sous-officiers de passage et des demi-savants se bousculaient dans ses salons pour lui faire, en s’empiffrant, l’hommage de leurs vers bancroches. Assez fine mouche cependant pour mesurer toute la distance qu’il y avait entre ces misères et la royauté sur les esprits à laquelle elle aspirait, elle excellait à faire semblant de se trouver comblée.
Le chevalier avait pris place sur un carreau poussé contre un pied de l’ottomane. Encouragé par les gloussements qu’il se figurait entendre, il s’essayait à atteindre de sa tête renversée l’épaule nue qu’Anaïs offrait avec une indiscrète volupté à son souffle chaud.
– Pour tout vous dire, murmura-t-il entre deux assauts de ces agaceries, nous sommes également venus, ma chère, pour vous soumettre un cas… Il n’est bruit partout que de vos bonnes actions et, dans un temps où tous les cœurs s’étrécissent, cette générosité vous a déjà valu une renommée qui rabat en ce monde sur votre béatitude future…
– Allons ! gloussa la baillive qui sentait poindre la moquerie sous l’enflure, je suis bien aise que vous me trouviez bonne parfois à certaines sauces.
– Je vous dis tout, reprit Carresse… Nous avons trouvé sur notre route une pauvre enfant à la peau de pruneau à qui d’odieux barbares ont coupé la langue. Pourriez-vous la faire entrer dans une de ces maisons charitables dont vous êtes à Limoges l’ange protecteur ?
– C’est vous qui êtes
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