Le marquis des Éperviers

un cœur, chevalier ! se récria Anaïs, cette enfant passera la nuit chez mes portiers et, dès demain, je vous le promets, je la conduirai chez les Visitandines.
    Pendant qu’il s’emparait de nouveau de sa main, elle scella sa promesse en faisant claquer son éventail d’ambre.
    – Combien je regrette que nous dussions partir si tôt, murmura-t-il en effleurant chacun de ses doigts d’un petit frôlement de ses lèvres tièdes, j’aurais tant aimé voir la déesse Courroux condescendre aux bontés.
    Elle répondit au compliment aigre-doux par un sourire pincé mais continua, avec délectation, de se laisser presser le poignet.
    Victor, crispé sur son fauteuil, son tricorne posé sur les genoux, plus raide que le buste reliquaire de saint Césaire de Maurs auquel il avait été voué par sa mère dans sa première enfance, ne saisissait pas bien le motif de ces cajoleries entrecoupées de saillies perfides. Pourtant, tournant déjà à son profit la recommandation que lui avait faite son compagnon de ne jamais laisser percer son ignorance des choses, il esquissait des sourires aux moments qu’il sentait judicieux et s’appliquait à prendre sur tout l’air entendu.
    – Dites-moi, mon cher, demanda tout à trac à Maximilien madame de Gargilesse, il n’est question que de brigands ces temps-ci… En avez-vous rencontré quelqu’un sur votre route ?
    – Pas l’ombre d’un, madame, je finirai par croire que ces gens sont lutins ou chimères qui n’existent que dans l’esprit des simples.
    – Nargue ! chevalier, ne proférez jamais de telles paroles devant mon mari, lui qui vous trouve déjà si peu sensé et qui passe le plus clair de son temps à traquer ce que vous nommez chimères.
    – Souhaitons-lui de donner rapidement corps à ses songes.
    Madame de Gargilesse répliqua à l’insolence par une grimace de dépit. C’était, pour mieux dire, un rictus qui lui tordait la bouche chaque fois qu’on évoquait devant elle les déboires du bailli.
    – Je n’ose plus y croire, gémit-elle, jusqu’ici, chaque fois qu’il a tenté de surprendre ces séditieux, il s’est jeté dans les lieux qu’ils avaient désertés, depuis où, impuissant, il pouvait observer les incendies que des mains criminelles venaient de rallumer plus loin. Il a fini par se persuader qu’on l’espionne, que quelqu’un dans son entourage trahit ses plans à mesure qu’il les conçoit.
    – A-t-il des soupçons ? s’inquiéta Carresse qui, tout en continuant de badiner, paraissait prendre intérêt aux déconvenues de l’époux de son hôtesse.
    – Rien de précis mais il se tient sur ses gardes. Il se méfie des gens d’épée ; il est à présent convaincu qu’il existe un complot des gentilshommes contre les collecteurs d’impôts, que c’est l’un d’entre eux qui tire les fils de tout ce mouvement : un homme habile, bien informé et tenace… En un mot, quelqu’un de bien trop fin pour lui.
    Elle avait asséné la fin de sa phrase d’un accent effronté, déployant son éventail devant sa bouche de telle manière qu’on ne vît plus que ses prunelles à l’éclat ravivé jeter leur feu de saphir.
    – Vos jugements sont sans pitié, balbutia Maximilien effrayé de tant de cruauté, votre mari est un homme capable et qui entend bien son métier… N’est-il pas venu à bout, justement cet hiver, de ce trafic de grains qui faisait perdre la tête à l’intendant de Bordeaux ?
    – Ce trafic, riposta la baillive, n’était qu’une peccadille comparée au tumulte et à l’émotion que suscite actuellement ce marquis.
    – Un marquis ! releva le chevalier, qui dit cela ?
    – C’est ainsi qu’un peu partout on le nomme. On a pris la semaine passée des pauvres hères qui avaient eu le courage de déserter son armée de chenapans. Ils ont parlé. On en sait suffisamment depuis ces beaux aveux pour avoir préparé une embuscade qui doit se tenir cette nuit… On espère que le marquis s’y montrera et qu’il y sera pris.
    Carresse parut songeur.
    – Une embuscade tendue sur l’aveu de gens si douteux, c’est sûrement un piège et il se refermera sur ceux qui se croyaient assurés de prendre.
    – Allez savoir ! répliqua madame de Gargilesse, on est résolu ici.
    – Et où doit avoir lieu cet esclandre ?
    – Au hameau de Périères, au sud de Bellac, sur une métairie de la famille Daguesseau.
    – C’est bien une raison qui m’inciterait, moi, à redoubler de prudence si j’avais à