Le marquis des Éperviers
rouille. Ce n’est qu’à mi-pente d’un chemin coupé de quatre ponts gothiques qu’on découvrait l’empilement de ses lauses paraissant faire mugir les charpentes, ses cheminées audacieusement plantées, ses épis de faîtage hérissés de piquants, qui, accentuant encore son élan vertical, le faisaient tout d’un coup paraître autre chose qu’une pierre levée.
Victor et le chevalier, qui venaient de passer la barbacane puis le pont-levis sans rencontrer quiconque, débouchèrent au fond d’un puits qui s’essayait en vain à piéger la lumière. Ils se laissèrent saisir avec ravissement par un froid de glacière tandis que leurs prunelles, calcinées par le soleil, ne distinguaient d’abord rien d’autre que le frétillement de deux flambeaux fichés dans la muraille. Peu à peu, lorsque leur vue fut revenue à plus de netteté, ils remarquèrent le fantôme d’un vieillard en sabots qui, posté immobile sur le seuil d’une porte festonnée de rinceaux, paraissait les attendre depuis l’éternité.
Maximilien, avant de reconnaître cette forme pour celle d’un domestique, n’avait pu se retenir d’esquisser un geste de frayeur.
– Allez dire à votre maître, commandat-il dès qu’il se fut ressaisi, que le chevalier de Carresse est arrivé.
L’écho de ses paroles résonnait encore, lorsque, venue de tout en haut, lui répondit une voix nasillarde que déformait, en la grossissant, le resserrement de la cour.
– Je descends ! j’accours !… Jacquin, occupe-toi du cheval de Sa Seigneurie !
Au bout de quelques instants parut un bonhomme juché sur deux pattes d’éléphant qui se mouvait en sautillant. Ses yeux mouillés de chien jetaient un éclat débonnaire au travers d’une figure plate étoilée d’engelures. Il était coiffé d’un boukinkan 49 planté de plumes tristes et bedonnait dans un gilet de chenille ourlée dont le jaune acide heurtait la teinte lie-de-vin d’une culotte à la rhingrave 50 .
– L’épée au côté… le ruban de Saint-Louis… des talonnettes rouges… glissa par saccades le chevalier à l’oreille de Victor, croyez-en mon flair, c’est trop d’un coup !
Le baron de Rignac, car c’était lui qui venait de surgir, s’avança vers ses hôtes avec l’empressement d’un père qui retrouverait deux fils perdus depuis des lustres à l’autre bout du globe.
– J’ai bien reçu votre lettre, chevalier, s’écria-t-il depuis loin, mais le savate 51 n’est arrivé qu’hier et je me bourrelais fort de vous savoir sur cette route infestée de rebelles…
Il ôta son étrange couvre-chef qu’il posa sur sa bedondaine et multiplia les saluts, se dépliant à plusieurs reprises avec le raide déportement qu’ont parfois les vieux saules au détour des ruisseaux.
– C’est bien la première fois qu’un de mes patients se réjouit de ma venue, remarqua tout haut Carresse avant de s’effacer pour présenter Victor… Monsieur de Gironde, mon jeune compagnon de chevauchée qui se rend à Paris et que les hasards d’une étape m’ont fait connaître et estimer. Je vous demande pour lui l’hospitalité d’une nuit.
Voyant s’avancer le second de ses visiteurs, monsieur de Rignac ouvrit les bras ainsi qu’un Jésus miséricordieux.
– C’est une joie ! s’exclama-t-il, c’est une grâce du Ciel !… D’autant, jeune homme, que votre nom me fait ressouvenir d’un comte de Gironde qui fut mon ami jadis dans l’armée de Turenne.
– Mon père, en effet, se flatte d’avoir combattu sous ce grand capitaine, répliqua notre héros empruntant à son tour le style sublime pour être à la hauteur de l’orgueil qui venait d’empourprer ses joues.
À ces mots, le vieux baron, dont la narine avait frémi, fendit l’air des restes de son étrange couvre-chef.
– Ah ! c’était un fameux soldat, confia-t-il dans un élan vibrant, magnanime pour ses frères d’armes à mesure de la furie qu’il portait dans les combats… C’était aussi, si ma mémoire ne me trahit pas, un protestant farouche…
– Il ne l’est plus ! trancha Victor avec un accent de trouble qui n’échappa pas au chevalier.
– Pardonnez à l’incohérence d’un esprit envieilli, reprit monsieur de Rignac en clignant un œil, j’oublie souvent, pour avoir été longtemps accoutumé à plus de tolérance, que ce royaume n’a qu’une religion depuis que la Loi s’est mêlée de fixer ici-bas les vérités de l’Évangile.
Abandonnant brusquement
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