Le marquis des Éperviers
ensemble partager le festin du camp, écoutez les explications que je vous dois !
– J’ai grand-faim, avoua Victor, ma course et la peur que m’ont faite vos hommes m’ont mis l’estomac dans les bottes, mais je suis sans doute encore plus affamé de vous entendre. Parlez ! j’ouvre grand mes oreilles.
Le chevalier, posant l’une de ses bottes aux éperons d’argent sur un tabouret, entama un étonnant récit :
– Depuis des siècles, les peuples de par ici mugissent sous le poids de la misère. Les tailles de toute antiquité leur avaient ôté toute possibilité d’acquérir par eux-mêmes ce qu’ils ne produisaient pas : ainsi point d’outil pour ceux qui ne forgeaient pas, point de vin pour ceux qui n’avaient pas de vignobles, point de feu pour ceux qui n’avaient pas accès à la forêt… Avec Richelieu, le recrû des impôts, par-dessus tant de dénuement, est venu s’attaquer à la petite part qui permettait à chacun de ne pas avoir faim. Il y a cent ans, sous le bon roi Henri, se pouvait voir encore nombre de familles égorger un porc l’hiver, tuer un agneau à Pâques, mettre dans les occasions une volaille sur sa table ; aujourd’hui la famine est universelle. Vous trouverez dans ce camp nombre de garçons ou de filles de quinze ans qui, avant d’arriver ici, n’avaient jamais connu le goût de la viande. Leur ordinaire se composait de bouillie de châtaignes, de pain noir les jours de fête et, le plus souvent – comme je l’ai vu inlassablement au cours de mes chevauchées – de farine d’orties ou de décoctions de racines… Depuis deux ans, les gens des impôts se sont montrés forcenés pour amasser le trésor qui va permettre de soutenir la guerre espagnole. Ils ont traqué les moindres poules galeuses, démonté les pierres des maisons pour s’emparer des poignées d’avoine que les paysans gardaient pour ensemencer leurs champs. De tant de guenilles ils ont accompli le prodige de faire sortir encore quelques liards… Le spectacle de tant d’affliction m’a ému et, avec le concours de personnes généreuses, je me suis décidé à agir. Ces âmes accessibles à la pitié, vous en connaissez la perle : madame de Gargilesse que sa position de femme du bailli de Limoges place à l’abri des soupçons. Ainsi, dans le sérail de la répression, au cours de ces fameux concerts où nous n’avons pas voulu vous admettre, à la barbe de ceux qui sont chargés de les réduire à rien, sont réglées nos moindres actions. Anaïs est une fée. Elle sait tisser ensemble dix écheveaux d’intrigues, soudoyer par ses grâces habiles les lieutenants de son mari, subtiliser jusque dans leurs corbeilles les brouillons qui nous livrent le détail du mouvement des troupes… C’est par elle, lorsque nous étions ensemble à Limoges, que j’ai appris que les fusiliers, sur foi d’une dénonciation, allaient accourir pour surprendre plusieurs des nôtres au hameau des Perrières. Dès le commencement de notre concert, je n’eus que le temps de foncer rejoindre Trompette, mon cheval de brigand, et d’aller sur place pour tenter de prévenir les miens. J’arrivai malheureusement pour découvrir l’abominable carnage dont Bonis, que j’avais chargé de cette attaque, s’était rendu coupable : six personnes égorgées par pure férocité, des bâtiments incendiés sans la moindre nécessité, partout des marques de sauvagerie. Vous savez maintenant pourquoi l’on menait ce félon au supplice alors que vous entriez.
– Quelle noirceur ! balbutia Victor.
– Et quel rude coup pour notre cause ! renchérit le chevalier, ce genre de crime est pain bénit pour ceux qui sont chargés de maintenir l’ordre.
– Mais comment avez-vous pu, dans la même nuit, courir jusqu’à Bellac et revenir ensuite à Limoges ?
– Il le fallait pour que tout fût plausible mais ce fut certainement la plus hardie chevauchée de ma carrière.
– Et cet air guilleret que vous aviez au matin ?
– Ce n’est que l’art de feindre ! Les Pierrot et les Colombine ont toute ma sympathie. Si je n’étais chef de bande ou tourmenteur de gentilshommes, je crois bien que je me serais fait bateleur.
– Et l’enlèvement de madame de Gargilesse ?
– Il fallait un moyen d’arrêter le bailli qui, après le drame des Perrières, allait immanquablement trouver l’appui de la population. Anaïs, dès mon retour et la nouvelle du désastre sue, eut une de ces résolutions à la limpidité
Weitere Kostenlose Bücher