Le marquis des Éperviers
cas à vous fier aux centaines de personnes que je viens de découvrir dans votre camp, quand la moindre d’entre elles, intentionnellement ou par mégarde, pourrait, en rapportant ce qu’elle a vu ici, vous mener droit à la potence ?
– Au billot ! rectifia le marquis en accompagnant la précision d’un petit geste preste à hauteur de sa pomme d’Adam, n’oubliez pas que je suis gentilhomme… Maintenant, écoutez-moi ! ceux que vous voyez dans ce camp ne sont pas les gueux de la Cour des miracles. Ce sont des gens à la vie sans issue qui luttent pour leur pain et pour leur liberté. Si crime il y a, je les ai mêlés à mes crimes. Nul parmi eux ne pourrait me dénoncer sans périr avec moi… Voilà, je vous l’accorde, une bien triste sûreté mais la nécessité impose ce paravent de lâcheté à tous ceux qui, comme moi, se sont un jour dressés contre l’autorité.
– Vous impose-t-elle aussi de séquestrer les innocents ?
– Vous parlez sans doute de madame de Gargilesse, observa le marquis, elle est ici sous bonne garde mais bien traitée… Ne vous avais-je pas donné ma parole ?
– Si fait et je savais que vous la respecteriez puisque mon ami, le chevalier de Carresse, vous avait fait confiance.
– Il n’avait pas tellement le choix, ironisa le chef des rebelles, je vous avoue en passant nourrir le plus grand mépris pour ce frelon sans courage qui n’a toujours fait que feindre d’éprouver de la commisération pour le peuple.
– Cela n’est point comme vous dites ! protesta Victor, en coupant la parole au marquis, celui que vous flétrissez est un cœur audacieux… Cette enfant, qui attend à quelques pas d’ici, n’est en vie aujourd’hui que par l’effet de sa bravoure.
– J’ai connu le chevalier de Carresse quand vous étiez au maillot et, sur ce point, je n’admets pas que vous me contredisiez… Il n’est qu’un sot doublé d’un pleutre !
– Malgré vos menaces, je maintiendrai ce que j’affirme.
– Jeune présomptueux ! s’emporta le mystérieux masque en venant pousser son haleine sous le nez de sa proie, sais-tu bien qu’ils sont rares ceux qui ont tenté de braver le marquis des Éperviers ?
– Je vous crois volontiers, murmura Victor dont le ton devenait plus calme à mesure que croissait la fureur de son contradicteur, j’ai vu passer quand j’entrais cet homme qu’on conduisait à la mort… Je sais à présent jusqu’où peut se porter votre rigueur mais je sais aussi que vous êtes sensible aux arguments de l’honneur…
– Je ne vois pas ce qui vous permet de l’affirmer… Et si j’étais un pur démon, poursuivit le marquis d’un accent qui eût donné la chair de poule à plus d’un cœur intrépide, si mon plus grand plaisir était de perdre ceux qui croient que je veux les sauver ?
– Cela ne se peut ! répliqua crânement Victor.
– En êtes-vous certain ?
– Oui, parce que je vous ai vu trembler lorsqu’on menait Bonis au supplice.
– Décidément, vous êtes audacieux !
– C’est cette même audace qui m’empêche d’approuver ce que vous venez de dire au sujet de mon ami, le chevalier de Carresse.
Le marquis jeta son sabre sur la table où s’étalaient les cartes.
– Ah ! Victor de Gironde, s’exclamat-il d’une voix changée qui fit tressaillir celui à qui elle s’adressait parce qu’il venait de la reconnaître : dans mes bras ! vous êtes un brave !
Et d’un geste preste, ôtant en même temps son fanchon de soie sombre et son masque de batiste, il découvrit un visage qui n’était autre que celui de Maximilien de Carresse.
Victor sentit les jointures de son âme qui s’ébranlaient. Il s’adossa au tréteau, écrasant le foisonnement des papiers, restant un long moment à contempler le sourire du chevalier qui se tenait en face de lui, hilare et plutôt fier de son effet.
– Vous !… vous ! le marquis des Éperviers, murmura-t-il en détachant chaque syllabe.
– Moi ! suffisamment cruel pour vous avoir fait languir jusqu’où je l’ai voulu. Embrassez-moi, mon ami, car vous êtes maintenant à jamais mon ami !…
– Chevalier ! chevalier ! hoquetait Victor, dites-moi que je rêve ou expliquez-moi tout ! Vite ! que je me persuade que vous n’êtes pas un fantôme.
– Non, touchez ! vous n’êtes victime d’aucune illusion… Le marquis des Éperviers et Maximilien de Carresse ne font qu’un. Asseyez-vous et, si vous n’avez pas trop faim, avant que nous n’allions
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