Le marquis des Éperviers
lobes de chair qui pendaient rouges et boursouflés, dignes de la fraise d’un dindon. Bientôt, parvinrent du dehors des hurlements entrecoupés de blasphèmes et de malédictions ; puis ce fut le silence, un silence vertigineux et angoissant qui suspendit net tout souffle dans près de quatre cents poitrines. Gardant le regard fixé vers la galerie qui venait d’engloutir le condamné, les témoins de cette scène d’épouvante guettèrent le retour des exécuteurs, reparus pâles et accablés comme s’ils s’étaient chargés à leur tour du poids des crimes de leur victime. Le marquis, la taille toujours aussi raide, l’haleine courte, et les jambes vacillantes, répugnait à présider à ces moments de cauchemar.
Ce dernier, lorsque tout fut fini, fut hélé par le capitaine au moment où il se disposait à sortir par un boyau renforcé d’étais.
– Qu’est-ce encore ? gronda-t-il.
– Marquis ! fit l’homme, ce sont des espions que nous avons arrêtés au bois de Paillet : ce curé, ce garçon et cette fillette.
Et d’un geste toujours rude, il poussa devant lui les otages demeurés jusque-là dans l’ombre.
Victor, à se retrouver sous le souffle de cette figure impénétrable, sentit dans l’instant le sang affluer pour frapper à ses tempes. Le marquis, après avoir du premier coup d’œil reconnu le jeune homme de Rignac, ne put de son côté contenir un mouvement de surprise qui lui fit perdre le déclic de sa repartie.
« La mort de Bonis l’aura troublé », pensèrent ceux de ses hommes qui tout en ne le quittant pas des yeux, se tenaient près de lui.
– Ils n’ont pas l’air dangereux, finit-il par murmurer sourdement en faisant ployer le manche de cuir tressé de son fouet, je les interrogerai moi-même… Que seuls, cinq des aînés restent près de moi !… Je vous retrouverai à la clairière, dans moins d’une heure.
La foule s’écoula aussitôt et une poignée d’hommes se resserra autour de celui qui venait de leur ordonner de demeurer. Ils étaient effectivement les plus âgés et les seuls à porter une courte épée prise dans leur ceinture de chanvre. Deux d’entre eux, au travers d’un étroit passage, escortèrent les otages jusque dans une salle en contrebas dont les flancs scintillaient avec plus de préciosité encore que ceux de la vaste nef.
Tout en s’enfonçant dans cet étonnant dédale, Victor éprouvait une impression croissante d’apaisement. Les paroles du marquis, ou plutôt le ton sur lequel elles avaient été prononcées, lui étaient apparues bienveillantes. Ces aînés silencieux, avec leurs figures dignes et paisibles, le faisaient se souvenir de la sollicitude qu’avaient répandue sur son enfance les vieilles gens, après que le sort lui eut ravi sa mère.
À peine les trois prisonniers du bois de Paillet eurent-ils pris place sur de petits tabourets, que le marquis, soulevant le rideau de toile qui masquait l’entrée d’un des innombrables passages dont cette ruche était truffée, parut.
– Qu’on me laisse seul avec ce jeune homme ! ordonna-t-il, en se saisissant d’un sabre posé sur un tréteau jonché de papiers en désordre.
Lorsque les anciens furent sortis, emmenant avec eux le prêtre et la fillette, le chef des rebelles s’approcha à pas lents de son prisonnier.
– Ainsi, lança-t-il d’une voix nasillarde, je vous retrouve ici après vous avoir quitté il y a moins de deux jours… Qui donc vous paye pour m’espionner ?
– Je n’espionne personne, protesta Victor, je ne faisais que traverser la forêt lorsque vos hommes ont surgi pour m’empêcher de poursuivre ma route.
– Vous voyagiez en pleine nuit, avec un curé sur vos bottes et une enfant de bohémiens dans votre giron !… À qui voudriez-vous faire croire que ces extravagances ne sont pas déshonnêtes ?
Élevant sa main gantée, ornée du cabochon qu’il portait à Rignac, il ajouta :
– Nous détestons les gens de votre espèce et je crains que nous ne soyons contraints à présent de nous assurer définitivement de votre silence.
– Vous commettriez une lourde erreur ! reprit le jeune homme dont la voix, malgré les menaces, conservait tout son franc métal.
– À vrai dire, poursuivit le marquis, je n’ai guère le choix. L’erreur dans mon état vaut mieux qu’un mouvement de faiblesse qui réduirait mes plans à néant.
Victor se campa avec effronterie :
– Ne pensez-vous pas qu’il y ait davantage de risque dans votre
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