Le marquis des Éperviers
s’arrondir en forme d’outres pleines. Les braises inondées par le ruissellement des jus s’éteignaient par endroits et l’on entendait crouler des tisons qui chatoyaient en empourprant les figures des premiers rangs. Brusquement, deux garçons, dont l’âge ne dépassait pas vingt ans, sautèrent pieds nus sur ce tapis dévoré par les flammes. Ils brandissaient chacun deux couteaux effilés dont les tranchants ployaient comme des lames de rapières. À peine eut-on le temps de voir rebondir leurs mollets blancs et musclés, qu’en trois bonds, déversant par terre une pluie de volailles dorées, ils éventrèrent les bêtes. D’autres, aussi hardis et bien découplés qu’eux, se précipitèrent à leur suite pour recueillir, dans des noguets d’osier, les poulets, les oies, les canards jaillis du poitrail déchiré des porcs. Alors que des filles en gourgandines échancrées, formant un groupe isolé, contemplaient leurs audacieux galants, les yeux baignés de larmes, des hourras fusèrent pour saluer la jeunesse capable de toutes les folies. Des femmes, armées de pannepains immenses, s’approchèrent pour découper sur l’herbe ces viandes qui frémissaient encore tandis qu’à la lisière de la forêt, devant la ligne blanche des toiles qui servaient d’abri à la plupart de ces nomades, des vieillards, qu’on avait, pour les honorer, juchés sur des chars sans ridelles, s’appliquaient à la noble tâche de partager le pain empilé en roues.
Moulé dans ses habits noirs qui soulignaient sa sveltesse, Carresse présidait à la fête avec des élégances de prince. À défaut de pouvoir reconnaître sur sa figure les marques de jubilation, ceux qui l’observaient restaient frappés de ce bonheur enfantin qui transparaissait dans ces petits accès de rires nerveux qu’il étouffait au creux de l’épaule d’Anaïs en la pressant de baisers goulus.
– Des porcs troyens ! annonça-t-il fièrement en désignant les carcasses dorées que des hommes s’essayaient à dégager de leur broche démesurée, ce sont des mets qu’on réserve ailleurs aux rois mais, ici, la justice commande que ceux qui ont souffert la faim connaissent un jour la profusion des puissants !
– Que c’est beau ! murmura Victor.
– C’est beau, vous l’avez dit, lui répliqua le chevalier, à voir s’éclairer ces visages accoutuméss à la brûlure des larmes, je suis mille fois payé de mes folies.
– Grâce soit rendue à votre générosité, cher marquis ! lança tout haut Victor qu’envahissait une sensation d’heureux engourdissement.
Ils s’assirent à même la terre et Maximilien, étirant un bras, donna le signal des agapes.
– Ne vous méprenez pas, reprit-il après avoir empoigné à pleine main une aile d’oie charnue, je ne prétends point vous enrôler sous ma triste bannière. Vous irez à Paris, c’est votre destinée !… Vous devrez journellement y côtoyer mes plus constants ennemis puisque c’est d’eux que dépend votre succès… Je vous demande seulement de n’oublier jamais qu’il y a, au fond du Limousin, des gens qui vous aiment et qui luttent pour une cause qu’ils croient juste.
– Je m’en souviendrai chaque seconde, promit gravement Victor.
Carresse sortit alors du plus profond de sa cape deux petits plis cachetés.
– Cet étrange chapelain qui nous poursuit depuis Martel m’a fait proposition de l’aide de son maître. Si jamais elle vient, comme il le dit, il est à craindre qu’elle arrive tard et sans doute après que le gros de l’hiver soit passé… C’est pourquoi, tenaillé par l’impérieuse nécessité de l’urgence, je dois m’en remettre au personnage qui nous a soutenus jusqu’au seuil de l’été… Voici les messages dont vous avez bien voulu vous charger à son intention. Le premier est destiné à maître Péruchot, marchand de cierges, rue Saint-Sauveur. Au cas où vous ne le trouveriez pas, mais dans ce cas seulement, vous remettriez le second à un certain Brandelis de Grandville. C’est un jeune abbé que je ne connais que de nom. Vous le retrouverez sans peine dans le quartier des universités où il fait, paraît-il, un bouillant personnage. Voilà, cher Victor, avec ces missives, vous emportez le gros de mes espoirs. Fasse Dieu que, grâce à vous, mes craintes s’apaisent et que la fête à laquelle je vous ai convié ce soir ne soit pas l’une des dernières que j’aie à partager avec tous ces malheureux !
Victor
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