Le marquis des Éperviers
tentant d’enfourner un chargement de bouteilles par le chas d’une porte piétonnière. Il se trouva arrêté à hauteur d’un porteur d’eau, gaillard morveux et dépenaillé qui ployait sous la charge de quatre seaux pleins à ras bord. Ce garçon n’avait pas vingt ans, plus roux que la boguette, il portait crânement une figure boutonnée qui ne formait presque plus qu’un furoncle.
L’embarras l’avait mis en verve et, sans déjà montrer plus de patience, mélangeant hardiment le braillement parisien qui résonne comme la pertuisane du suisse sur la dalle d’une haute nef avec un timbre aigrelet du Midi, il s’était pris à apostropher le gêneur :
– Ah, ça ! voyez ce godiche foireux ! ce cul crotté ! ce bijou de la foire Saint-Ovide ! qui enquiquine les travailleurs (il avait dit travailleur comme en éructant, ce qui était la marque d’un esprit fort)… et les Monseigneurs, itou ! ajouta-t-il dans le même élan, considérant Victor auquel il décocha une bonnetade d’un leste coup du chapeau pisseux qu’il était allé déloger sous son aisselle.
Le carrioleur, aussi fort en bec que son interpellateur, avait cessé d’œuvrer pour se croiser les bras :
– En toi, galapiat bistourné ! tu ferais mieux de venir me prêter la main si tu veux passer.
– Moi, t’aider, frelon paresseux ! répliqua le porteur d’eau, plutôt crever !
– Vil bresseux d’Auvergnat ! enchaîna l’autre en tendant un poing rageur, je te croquerais avec un grain de sel si je le voulais.
– Carafe d’orgeat de Normand ! riposta le premier qui dans un concours aurait sans doute eu la palme du plus gueulard des deux, approche ! je te réserve un fier satou 73 .
– Essuyeur du bran des Parisiens comme tous tes semblables ! reprit le carrioleur.
– Croque-lardon ! graillonneux ! savate de tripière ! surenchérit le voisin de Victor sans reprendre son souffle.
Des mégères qui portaient des paniers pleins de beaux légumes commençaient à glousser d’aise en découvrant ces deux coqs prêts à se couper la gorge. Le transporteur de bouteilles, que vingt ans d’embarras en ville avaient rassis, prit sur lui de ne pas céder à la fringale de coups du parterre. Avant de se remettre à l’ouvrage, il se contenta de décerner un bras d’honneur à son contradicteur et de crier bien fort :
– Tu as de la chance, gros maroufle ! que je soye à la pièce et, surtout, que je ne veuille pas discuter avec une arsouille comme toi.
– Arsouille… Vite dit ! se récria l’autre, tapant sur le gras de son ventre et prenant Victor à témoin, j’vous demande bien qui y ressemble le plus à une arsouille : celui qui porte les bouteilles ou celui qui porte l’aygue ?… Ces Normands sont des bêtes et la plaie de Paris ! ajouta-t-il en patois auvergnat.
– Je ne puis vous dire, mon ami, lui répondit Victor dans la même langue, c’est pour sûr le premier Normand qu’il me soit donné de voir.
À ces mots prononcés dans son parler, le seul qu’il ait connu jusqu’à peu, le porteur d’eau découvrit des dents pleines de brèches.
– Monseigneur est de chez nous ? s’enquit-il.
– De Gironde dans le Rouergue, précisa Victor.
– Je suis de Vie, près d’Aurillac, fit le garçon en posant son fardeau, je vis ici depuis quatre ans, bien triste de ne plus pouvoir grimper sur mes montagnes… Sans notre mère, morte à force d’enfanter, nous étions huit frères et sœurs qui ne mangions guère à notre faim : des raves, du pain noir, guère de soupe au lard, moins souvent encore d’œufs et de lait frais… Lorsque j’ai fait quatorze ans, mon père m’a pris à part : « Te voici grand et fort ! m’a-t-il dit, il est temps d’aller louer ton ventre ailleurs. » Dès l’aube du lendemain, il m’a donné les douze sous qu’il possédait, deux pains ronds, un morceau de ventrêche et m’a mis sur ma route avec sa bénédiction. Deux mois après j’étais à Paris où, si je ne suis pas devenu riche j’ai, jusqu’à ce jour du moins, mangé à ma faim.
Le garçon, qui se réjouissait de confier sa misère en patois, ne remarqua même pas que le gêneur, à force de manœuvres, était parvenu à se faufiler dans son trou et qu’il était seul désormais, avec ses seaux à terre, à bloquer la horde des mégères furieuses d’avoir été privées de pugilat.
Elles le rudoyèrent pour qu’il se rangeât au moyen de quelques huileries ; ce qu’il fit sans se presser et en
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