Le marquis des Éperviers
sait les goûts fastueux… Voici, messeigneurs, comment en ce siècle le stupre fait courir les princes et élève les créatures à la pourpre des reines !
Ayant ainsi tiré la morale de ce premier tableau, le tailleur se jeta au bas de son théâtre pour venir faire trois fois le tour de Victor.
– Hum ! marmonna-t-il, voici un jeune homme bien bâti que nous n’aurons aucun mal à vêtir comme il faut… Combien fait-il à la taille ? demanda-t-il au compagnon qui portait un coussinet d’épingles accroché à son poignet.
– À la taille ? bredouilla l’homme saisi de panique, mais je n’ai pas mesuré là.
– Çamon, maroufle ! tempêta le maître-garçon en élevant les bras, te souviendras-tu donc un jour qu’un habit bien fait tient d’abord à la taille ?
– Mais, ne m’avez-vous pas dit justement hier, reprit l’homme en tremblant, que rien n’importait plus que l’entournure ?
– Hier, c’était hier, ganache ! poursuivit ce tyran vestimentaire brusquement débiffé par la rage, aujourd’hui il s’agit des épaules !… Cela ne devrait faire rentrer qu’une seule chose dans ta cervelle d’oison, c’est qu’un bel habit doit être parfait… Allez, recommence ! et prends garde d’être exact.
– Et celui-ci derrière ? s’enquit le vidame impatient d’en savoir davantage.
Il désigna la plus grande des figures, parée d’un justaucorps de fil d’argent frisé de chenille noire, sur les revers duquel moussait un col de moire grise.
– Ah, lui ! balbutia maître Pierre en enfouissant sa tête sous son coude, je n’ose rien dire sur son compte. Le prince des Vents de Mort est un sorcier chez qui je ne me présente qu’en frissonnant… Chaque fois que je me suis trouvé devant lui, je n’ai pu longtemps soutenir l’éclat de son regard…
– De qui s’agit-il ? demanda Victor gagné par l’inquiétude.
– Du duc de Vendôme, répondit le vidame, un descendant par les bâtards d’Henri IV, un être qui fascine la canaille parce que, en dépit de l’horreur d’une vie cousue de crimes et de débauches, il continue de jouir au plus haut point de la faveur royale.
Victor se souvint à cette seconde de la mystérieuse voyageuse entrevue à Martel dans l’équipage de ce personnage et des propos sibyllins que le chevalier de Carresse avait tenus sur son compte. Il voulut détailler l’habit que maître Pivoine lui destinait mais le masque de carton qui servait au mannequin de tête, rouge d’écarlate et comme éclaboussé de sang, le força à rabaisser les yeux.
Maître Pierre, pressé de changer de sujet, s’était déjà planté près d’un autre costume, le plus somptueux, le plus riche, le plus délicatement brodé de tous.
– Quant à celui-ci, messeigneurs, vous l’avez reconnu, c’est le duc d’Orient !
– D’Orléans, rectifia à mi-voix le vidame.
– Admirez la magnificence de ces ganses d’or, l’élégance de cette brassière pépiante de ramages sur laquelle une chambrière coudra et découdra chaque matin vingt boutons de diamant !… N’est-ce pas l’habit digne du neveu d’un grand roi ? Du seul parmi nos princes qui ne dédaigne pas de vivre au milieu du peuple de Paris, de celui que ses talents militaires et son esprit désignent en permanence au courroux des envieux… Il affecte d’ignorer ceux qui le couvrent d’ordures, assuré qu’il est de les balayer sans en excepter un lorsqu’il sera temps… Tous ici le haïssent, ajouta-t-il en bastonnant d’une volée le cercle des figures qui flanquaient celle du duc… Songez par exemple que monsieur d’Antan, ce délateur patenté qui divertit le roi chaque matin du ragoût des friponneries de sa cour, fait courir à toute heure, malgré son avarice, deux espions à ses basques !… Apprenez en tremblant qu’il existe dans cette ville des officines à demi secrètes où l’on s’active à composer au vitriol des couplets contre lui !… Voici comment fil à fil se tisse une légende noire !
– Mais que peut escompter votre duc du Même ? s’inquiéta le vidame, il ne sera jamais qu’un bâtard quand le duc d’Orient, par sa qualité de petit-fils de France 92 , reste, lui, intouchable.
– Erreur profonde ! protesta maître Pierre dans un mouvement sauvage des épaules, de nos jours le déchaînement des ambitions ne connaît plus de bornes… D’ailleurs, si l’on s’en prend avec tant de rudesse aujourd’hui au neveu du roi, ce n’est que parce qu’on
Weitere Kostenlose Bücher