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Le marquis des Éperviers

Le marquis des Éperviers

Titel: Le marquis des Éperviers Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Paul Desprat
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cette grâce, que j’appelle de mes vœux tout comme vous, suppose qu’on ait monté quelques degrés dans la perfection et je n’ai guère d’espoir de voir consacrer des progrès là-dessus de notre vivant.
    – Ah ! articula faiblement Victor, le visage froncé d’une grimace comme s’il venait de voir crouler un premier pan de ses illusions.
    Maître Pivoine, le tailleur de monsieur Davignon, se terrait à l’ombre de Notre-Dame, rue d’Enfer. L’épaisse porte en bois de sa boutique était ornée de clous de cuivre à tête bien astiquée qui dessinaient un calice surmonté d’une hostie dans laquelle se lisaient ces mots : Balthazar Pivoine, tailleur de la cour.
    Après avoir franchi ce seuil austère, on pénétrait dans une salle aux poutres fléchissantes, garnies d’une dizaine de longs comptoirs rangés parallèlement et chargés dans leur fond de tissus enroulés sur des rondins de bois. Cinq ou six ouvriers accroupis à la manière particulière des tailleurs, c’est-à-dire à la turque, étaient installés sur chacun de ces meubles. Ils étiraient leur cou en cadence pour happer le peu de lueur répandue par les minuscules lampes à huile qui oscillaient à hauteur de leur regard en exhalant un suif âcre. Chaque tablée travaillait au même habit. Le compagnon, reconnaissable à son dos voûté davantage et au gris de ses tempes, était installé en bout ; il marquait à la craie les coupons tenus à plat par des gamins à genoux et les découpait prestement ensuite en faisant crier ses ciseaux sur la trame tendue. Des apprentis, rangés autour de lui par ordre d’ancienneté mais dont aucun n’avait passé quinze ans, tiraient l’aiguille avec des gestes secs, mêlant les craquements du fil à ceux du feu qu’on nourrissait en permanence dans une sorte de chauffoir pour entretenir les fers.
    Maître Pivoine, portant tel un roi chapeau à plumes par-dessus sa perruque, déambulait dans les rangs en habit noir. Rigoureux au possible avec son monde, il resplendissait de la suffisante bêtise des boutiquiers qui ne sont pas revenus de leur réussite. Agitant sa canne enrubannée, il redressait les dos arrondis en les piquant à petits coups secs, faisait choir les ouvrages mal tenus, s’escrimait sur les doigts des fautifs. Pirouettant soudain, il se jetait en trois enjambées à l’autre bout de l’atelier pour farfouiller le paillon des passementières et vérifier le compte des canettes d’or que signalait un rôle tracé à l’encre, mis bien en évidence au coin de chaque établi. Passant d’un bond sur les côtés, il faisait replier leurs jambes nues à des garçonnets qui, adossés le long des murs, s’appliquaient à compter et recompter les quatre-vingts boutonnières qu’ils devaient exécuter dans leur journée pour gagner six liards. Le tailleur, dans cette course imprévisible, était suivi d’une fillette au jupon retroussé qui, d’un mouvement mécanique, distribuait leur pain du matin aux ouvriers à leur poste depuis l’heure de cinq heures.
    Ayant entendu le tintinnabulement de la clochette à sa porte, le bonhomme Pivoine se retourna si brusquement que le plumet de son chapeau resta quelques instants à frissonner.
    – Vous, dans mon atelier, monsieur ! s’exclama-t-il en forçant son sourire brèchedent parce qu’il n’aimait pas que ses clients huppés vinssent le relancer dans la crasse de son antre.
    Il faut préciser ici que les gens respectables étaient vêtus uniquement chez eux et que c’était le signe d’un tout petit train que se transporter dans une boutique pour s’y faire habiller. D’ailleurs, lorsque leur crédit était tout à fait mort, la plupart des marquis de la Bourse-Plate, qui devaient fréquemment à leur tailleur jusqu’à trois ans d’ouvrage, préféraient avoir recours au fripier plutôt que de se passer du grand déploiement de personnel chargé de venir à domicile prendre les mesures et procéder aux essayages.
    – Qu’y a-t-il pour votre service ? demanda le tailleur qui s’inclina en faisant ployer son jarret tout mousseux de varices.
    – Nous avons un besoin urgent de votre art, répondit le vidame après avoir salué froidement comme il seyait avec un fournisseur… Monsieur de Gironde, que voici, vient de traverser la France pour habiter chez son oncle, le conseiller Davignon, et puisque nous savons que nul n’est habile comme vous à ces métamorphoses qui font l’unanimité parmi les gens de goût, il

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