Le médecin d'Ispahan
fléau
était là. Ils ne virent pas de sentinelles aux portes de la ville. Etait-elle
aux mains des Seldjoukides ?
C'était une
belle cité de pierre rose, pleine de jardins, mais des grands arbres il ne
restait que les souches, et même les massifs de roses avaient alimenté les
bûchers. Dans les rues désertes, le premier passant qu'ils voulurent aborder
s'enfuit à leur approche. A un second, terrifié, ils barrèrent la route avec
leurs chevaux ; Rob tira son épée.
« Réponds,
nous ne te ferons pas de mal. Où sont les médecins ?
– Chez le
kelonter », balbutia l'homme derrière le paquet d'herbes dont il se
protégeait le nez et la bouche. Il désignait le bas de la rue.
Ils croisèrent
en chemin une charrette de cadavres. Les deux convoyeurs, plus voilés que des
femmes, s'arrêtèrent pour ramasser le corps d'un enfant, qui alla rejoindre les
autres. Les fonctionnaires municipaux regardèrent avec stupéfaction l'équipe
médicale d'Ispahan. Dehbid Hafiz, le kelonter, était un homme robuste à
l'allure martiale ; il présenta un vieillard épuisé, le dernier médecin.
Tous deux avaient la mine défaite et le regard fixe des longues nuits sans
sommeil.
« Pourquoi
vos rues sont-elles vides ? demanda Karim.
– Nous étions
quatorze mille âmes. Au moment de l'invasion seldjoukide, quatre mille réfugiés
ont trouvé abri dans nos murs. Mais la peste a chassé un tiers des habitants,
en particulier les riches et toute l'administration, bien contents de laisser
au kelonter et à ses soldats, souligna Hafiz avec amertume, le soin de protéger
leurs biens. Nous avons eu près de six mille morts, et les survivants se
terrent chez eux, priant Allah de leur conserver la vie.
– Comment les
soignez-vous, hakim ?
– On ne peut
rien contre la peste noire, si ce n'est aider les malades à mourir.
– Nous ne
sommes encore qu'étudiants, dit Rob, et nous suivrons vos consignes.
– Je ne vous
en donne pas, faites ce que vous pouvez... Un conseil seulement : si vous
voulez rester en vie, comme moi, mangez chaque matin du pain grillé trempé de
vinaigre, et avant de parler à qui que ce soit, buvez d'abord un coup de
vin. »
Ce que Rob
avait pris pour les infirmités de l'âge n'était que les symptômes d'un
alcoolisme avancé.
Rapport de
l'équipe médicale d'Ispahan
Si l'on
retrouve ces notes après notre mort, il y aura une forte récompense pour qui
les remettra à Abu Ali al-Husayn ibn Abdullah ibn Sina, médecin-chef du
maristan d'Ispahan.
Fait le 19e
jour du mois de Rabi I, 413e année de l'Hégire.
Depuis quatre
jours que nous sommes à Chiraz, il y a eu 243 morts. La peste commence par une
fièvre légère, suivie de maux de tête parfois violents. La fièvre devient très
forte jusqu'à l'apparition d'un bubon à l'aine, l'aisselle ou derrière
l'oreille. Selon hakim Ibn al-Khatib d'Andalousie, cité dans le Livre de la
peste , ces bubons, produits par le diable, auraient toujours la forme d'un
serpent. Ceux qu'on observe ici sont ronds et pleins comme une tumeur,
quelquefois de la taille d'une prune, mais plus généralement d'une lentille. Un
vomissement de sang, à ce stade, annonce toujours la mort imminente. La plupart
des décès surviennent dans les deux jours après la formation du bubon. Dans
quelques rares cas favorables, le bubon se met à suppurer. Tout se passe alors
comme si l'humeur mauvaise coulait avec le pus et le malade peut guérir.
(signé)
Jesse
ben Benjamin
étudiant.
Ils trouvèrent
un refuge de pestiférés installé dans la prison vidée de ses détenus. On y
entassait morts, mourants et malades, de sorte qu'on n'en pouvait secourir
aucun. Ce n'était que gémissements et cris, puanteur de vomissements, de crasse
et d'excréments. Après discussion avec ses trois camarades, Rob alla demander
au kelonter de mettre à leur disposition la citadelle où les soldats avaient
été logés : ce qui fut accordé.
Il retourna
aussitôt à la prison pour examiner un par un les patients. Le message qui
passait de leurs mains dans les siennes était presque toujours tragique :
leur vie ne tenait qu'à un fil. Les mourants furent transportés à la citadelle,
et les autres, beaucoup moins nombreux, purent être soignés dans de meilleures
conditions.
C'était
l'hiver persan, avec ses nuits froides et ses chauds après-midi ; le
sommet des montagnes était couvert de neige, et les étudiants, le matin,
supportaient bien leurs
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