Le médecin d'Ispahan
peaux de mouton. Les vautours noirs tournaient, de plus
en plus nombreux, au-dessus de la gorge du Dieu-Très-Haut.
« Vos
hommes jettent les corps dans le défilé au lieu de les brûler, fit remarquer
Rob au kelonter.
– Je l'ai
interdit, mais je crois que vous avez raison. Le bois se fait rare.
– Tout cadavre
doit être brûlé. Sans exception. Il faut faire le nécessaire pour en être
absolument sûr. »
L'après-midi,
trois hommes, convaincus d'avoir ainsi désobéi, furent décapités. Ce n'était
pas ce qu'avait voulu Rob mais Hafiz s'en irrita.
« Où
pourrait-on trouver du bois ? Nous n'avons plus d'arbres.
– Envoyez les
soldats en couper dans les montagnes.
– Ils ne
reviendront pas. »
Alors le jeune
Ali fut chargé de visiter les maisons abandonnées ; beaucoup étaient en
pierre, mais il en fît enlever les portes, les volets, les poutres de bois, et
les bûchers ronflèrent hors des murs de la ville. Pour respecter une autre des
prescriptions d'Ibn Sina, ils essayèrent de respirer à travers une éponge
imbibée de vinaigre, mais ils y renoncèrent pour garder dans le travail leur
liberté de mouvement. En revanche, à l'exemple du vieux médecin de Chiraz, ils
mangeaient du pain grillé au vinaigre et buvaient assez de vin pour être,
certains soirs, aussi soûls que lui.
Alors, Mirdin
parlait de sa femme Fara et de ses deux petits garçons, de la maison de son
père au bord de la mer d'Arabie...
« Je
t'aime bien, disait-il à Rob. Mais comment peux-tu être l'ami de mon salaud de
cousin ?
– Moi !
L'ami d'Aryeh ? Jamais ! C'est une vraie merde !
– Exactement,
exactement ! » hurlait Mirdin, et ils éclataient de rire, comprenant
enfin la froideur de leur première rencontre.
Le beau Karim
racontait ses conquêtes et promettait à Ali, dès leur retour à Ispahan, la plus
belle paire de seins du califat. Chaque jour il s'entraînait à la course et se
moquait des autres pour les forcer à le suivre à travers les rues désertes,
entre les maisons abandonnées et celles des survivants enfermés, dans
l'angoisse, les cadavres des leurs attendant devant la porte d'être ramassés
par la charrette des morts.
Ils couraient
pour échapper à la terrible réalité. Cernés par l'horreur, ils étaient jeunes,
pleins de vie, et tentaient d'oublier la peur en se prétendant immortels et
invulnérables.
Rapport de
l'équipe médicale d'Ispahan
Fait le 28e
jour du mois de Rabi I, 413e année de l'Hégire.
Les saignées,
les ventouses et les purges semblent avoir peu d'effet. Le lien entre les
bubons et la mort est ici significatif car il se vérifie qu'en cas d'évacuation
du pus vert et fétide, le patient a de bonnes chances de survie. Il se peut que
beaucoup succombent à la fièvre qui consume leur corps, mais elle tombe
rapidement dès que les bubons crèvent et c'est le début de la guérison.
A la suite de
ces observations, nous avons tenté de faire mûrir les bubons en appliquant des
cataplasmes de moutarde et de bulbe de lis, de figues et d'oignons bouillis
piles avec du beurre et divers autres emplâtres décongestionnants. Nous en
avons incisé quelques-uns en les traitant comme des ulcères, mais avec peu de
succès. Souvent, la tumeur, soit du fait de la maladie, soit de la brutalité du
traitement, devenait si dure qu'aucun instrument ne pouvait l'entamer ; on
a même en vain essayé de la brûler avec des caustiques. Beaucoup sont morts
fous de douleur, certains en pleine opération, si bien qu'on pourrait nous
reprocher d'avoir torturé jusqu'au bout ces pauvres créatures. Pourtant, il en
est qui sont sauvés. Ils auraient peut-être vécu sans nous, mais c'est notre
réconfort de penser que nous en avons soulagé quelques-uns.
(signé)
Jesse
ben Benjamin
étudiant.
« Scélérats ! »
cria l'homme que ses domestiques lâchaient sans cérémonie sur le sol de
l'hôpital des pestiférés. Pour aller voler ses affaires, probablement – fait
banal dans ce fléau qui corrompait les âmes aussi vite que les corps. Les
enfants porteurs de bubons étaient abandonnés sans hésitation par leurs parents
fous de terreur. Le matin même, trois hommes et une femme avaient été décapités
pour pillage et un soldat écorché pour avoir violé une mourante. Karim, qui
avait mené des hommes armés lessiver à la chaux des maisons contaminées, disait
que tous les vices s'affichaient ; une telle luxure prouvait avec quel
acharnement les gens
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