Le Monstespan
l’on boit trop dans les cabarets et qu’il est
grossier de garder son couteau à la main comme font ces roturiers. Il réprouve les
injures qu’ils se lancent :
— Il faut
éviter les mots de gueule ! Au jugement de tous, la tenue à table
distingue l’homme de la bête, le noble bien élevé du gueux qui ne l’est pas,
continue le joli enfant, serviette sur l’épaule comme à la cour.
Il observe un
laboureur en sabots – jambes protégées par des guêtres, culotte usée aux
genoux – vautré de fatigue sur sa soupe où flottent du porc, des fèves et
du chou :
— Poser
les coudes sur la table ou même un seul n’est excusable que pour les vieillards
et les malades.
Louis-Henri
lève les yeux au ciel en se servant du vin.
— Père,
il ne faut pas commencer par boire avant de manger : c’est le propre des
ivrognes. Il ne faut pas non plus gloutonner comme vous faites
maintenant : c’est se conduire comme les animaux. Se remplir jusqu’au
gosier et souffler pour reprendre haleine, c’est faire comme les chevaux.
Cessez d’avaler les morceaux tout entiers, ce sont les cigognes qui agissent
ainsi.
Montespan se
gratte la perruque blonde à la hurluberlu.
— Père,
je n’aime pas les pauvres.
— Louis-Antoine,
tu parles fort bien pour ton âge, mais je me demande si tu ne serais pas un
petit individu vraiment révoltant.
— Père,
je préférerais que dorénavant vous me vouvoyiez puisque je suis marquis.
— Ah
oui ?
32.
— Hé !
Montespan ! Est-ce vous ? Mais oui, c’est forcément vous – ce
carrosse cornu... Vous ne me reconnaissez pas ? Charuel ! Nous étions
ensemble à Gigeri. Êtes-vous venu essayer notre chaîne à laquelle vous êtes
destiné ? Ah, ah, ah !
Le capitaine
chamarré, assis sur le strapontin arrière d’un carrosse et face à un cortège de
captifs, frappe du poing contre la voiture pour prévenir celui qui se trouve à
l’intérieur :
— Commandant
Gadagne ! Regardez qui s’est arrêté pour nous laisser passer dans ce
goulet. C’est Montespan.
— Le cocu
incommode ? Arrêtez le convoi.
Le duc de
Gadagne descend du véhicule et s’étire. Il est vêtu d’un rabat à gros glands,
d’un pourpoint raccourci à manches courtes ouvert sur une chemise bouffant à la
taille et aux bras. Ruban en forme de fleur noué devant le nombril, il porte
une jupe assez large, des bas tirés avec des jarretières, des chaussures à
boucle, une perruque longue et un feutre bleu.
— Le
marquis de Montespan ! Alors, on vous emmène ? Non, ça ne vous donne
pas envie ?
Louis-Henri
contemple l’immense ruban humain de trois cents condamnés aux galères –
hommes qui furent enchaînés au cou deux par deux puis reliés ensemble par une
longue chaîne qui passe entre les couples.
— Nous
venons de Rennes, dit Gadagne. Dans un mois nous serons à Marseille. Nous...
oui, sans doute, sourit-il près de Charuel, mais eux... pas tous. Un sur trois
succombe entre la prison et le port d’embarquement.
Louis-Henri
fait des plis de bouche devant ces écrasés par le poids des chaînes. Souvent la
pluie sur le corps qui ne sèche qu’avec le temps, sans compter les poux et la gale.
Ce sont des gueux, des voleurs, des déserteurs, des protestants.
— Sa
Majesté désirant rétablir le corps des galères et en fortifier la chiourme par
tous les moyens, explique le commandant de chaîne. Son intention est qu’on y
condamne le plus grand nombre de coupables qu’il se pourra.
— Les
hommes désobéissants, aux rames en Méditerranée ! Les femmes pas sages,
déportées vers le Nouveau Monde... Le roi sait maintenir l’ordre en France,
apprécie Charuel, et nous aussi dans la chaîne. Les survivants arrivent dans un
état déplorable pour ensuite ramer dans des conditions dantesques. Voulez-vous
une cuisse de poulet ?
Gadagne et
Charnel s’assoient sur un rocher et profitent de cette rencontre fortuite avec
le marquis pour collationner :
— Nous
avons aussi des saucissons fumés, des andouilles et de la terrine de merle si
vous préférez.
Le duc se
couvre l’épaule d’une serviette (ce qu’apprécie Louis-Antoine descendu du
carrosse cornu). L’enfant admire également les habits luxueux de ce commandant
de chaîne qui se plaît avec son capitaine à décrire au marquis la vie sur les
galères :
— Vous
regretterez d’avoir boudé nos charcuteries lorsque comme eux vous n’aurez pour
nourriture,
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