Le Mont-Saint-Michel et l'énigme du Drangon
bru, apparemment très
pieuse, évite soigneusement le début et la fin des messes. Elle perce un trou
dans le mur de la chambre où sa bru se retire et voit celle-ci se baigner sous
la forme d’un dragon, déchirer un manteau avec ses dents et reprendre ensuite
sa forme féminine. Elle avertit Henno qui accourt avec un prêtre. Celui-ci
asperge d’eau bénite la jeune femme. Alors, la femme-dragon, accompagnée de sa
servante, bondit à travers le toit, pousse un cri terrible et disparaît ( De nugis curialum , IV, 9). Le thème est évidemment
le même que celui de Mélusine qui, chaque samedi, à l’écart de tous, se baigne
dans son double aspect de femme et de serpent, mais ici la christianisation est
plus poussée : le simple geste de lancer de l’eau bénite sur la jeune
femme révèle sa nature réelle : et le Diable s’enfuit . On racontait d’ailleurs une
histoire semblable à propos d’une ancêtre des Plantagenêts : quand elle
allait à la messe, elle ne pouvait pas rester au moment de la consécration. Un
jour, quatre sergents la maintinrent de force, mais, se dégageant du manteau
par lequel on la tenait, elle s’envola par une fenêtre et disparut. Et Giraud
de Cambrie, qui relate cette tradition, ajoute que Richard Cœur de Lion
se plaisait à la raconter, expliquant qu’il n’était pas étonnant que ses frères
et lui se disputassent « comme gens issus du diable et devant retourner à
lui » [50] .
Ainsi se pose le problème de la compréhension du Dragon. Il
n’est pas sûr qu’on en ait bien saisi le sens complexe, en tout cas dans les
sociétés chrétiennes qui ont fait passer avant la compréhension le rejet pur et
simple de ce qui était suspect d’appartenir à des traditions antérieures. Dans
les récits mélusiniens, la femme-dragon, qui est aussi femme-fée, ne peut
supporter les paroles par lesquelles le prêtre consacre l’hostie et fait
littéralement descendre Dieu sur l’autel. Il n’y a pas de place à la fois pour Dieu
et pour le Diable. Il faut choisir. Et comme le Diable est quand même une
créature de Dieu, c’est-à-dire un être inférieur, c’est lui qui doit s’enfuir. Cette
situation ressort du manichéisme le plus strict, mais est-on vraiment certain
que les versions plus archaïques des mêmes récits n’aient point contenu des
éléments plus nuancés mettant en valeur une relation plus subtile entre les
deux principes ainsi projetés et incarnés ? Et qu’est-ce donc que l’exorcisme ?
S’agit-il vraiment, à la base, de chasser les démons ? Ce que Matthieu (XII,
43-45) fait dire à Jésus à ce propos est assez troublant : « Lorsque
l’esprit impur est sorti de l’homme,… il dit : Je vais retourner dans ma
demeure, d’où je suis sorti… Alors il va prendre avec lui sept autres esprits
plus mauvais que lui ; ils reviennent et ils y habitent. » Apparemment, il y a quelque chose qui ne va pas . À moins qu’on
en revienne au proverbe qui dit : Chassez le naturel, il revient au galop. Le Démon serait-il le
naturel ?
Il est fort possible que l’exorcisme, c’est-à-dire le fait
de chasser les démons censés habiter un individu, ne soit pas, tout au moins
dans l’absolu, un geste par lequel on oblige l’esprit mauvais à s’en aller. Les
paroles de Jésus montrent l’inanité d’un tel procédé, puisque l’esprit mauvais
revient en force. Ne s’agissait-il pas au contraire, à l’origine, d’ apprivoiser ces démons et de les faire participer à
une œuvre comprenant à la fois le « blanc » et le « noir » ?
Ne s’agissait-il pas de concilier deux principes en apparence contradictoires ?
Dans le cadre des récits mélusiniens, la tentative reste cependant vouée à l’échec :
la femme-dragon s’enfuit, ce qui signifie que le pont jeté par l’exorciste n’est pas suffisant pour réduire l’antinomie. Et le
contexte éminemment chrétien dans lequel ces légendes sont rapportées oblige à privilégier
l’élément « blanc », autrement dit Dieu. On s’efforce alors de
néantiser l’ Autre : mais l’ Autre rôde toujours dans l’ombre, prêt à reprendre
sa place.
Alors, le seul moyen d’éviter de se laisser prendre au jeu subtil
de l’ Autre , c’est de le repérer, de lui donner
un nom, de lui donner un aspect caractéristique et suffisamment terrifiant pour
qu’on puisse s’en méfier. D'où la monstruosité du Diable et de tous les êtres
qu'on classe comme
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