Le Mont-Saint-Michel et l'énigme du Drangon
a
insufflées le dieu Odin dont il n’est après tout que le substitut, une sorte de
« Jeune Fils » qui rétablit un équilibre longtemps rompu en faveur
des forces obscures représentées par le Dragon. Mais la suite de la légende
nous prouve que ce n’était peut-être pas la bonne solution, et que la mort de
Fafnir ne suffisait pas pour ramener l’équilibre d’un monde toujours écartelé
entre deux polarités opposées. Fafnir disparu, l’esprit incarné par le Dragon
reste toujours vivant, et les efforts d’Odin-Wotan se révèlent dérisoires en
face des terribles forces du Destin représentées par les mystérieuses Nornes, ces
entités divines auxquelles même les Dieux doivent obéir.
Cependant, la mise à mort du Dragon par le Héros de Lumière
doit être replacée dans son cadre, lequel n’est pas seulement du domaine
purement mythologique, mais déborde largement sur tous les aspects de la vie. Symboliquement,
tuer le Dragon, c’est néantiser toutes les terreurs, toutes les inhibitions de
l’être humain au moment où il doit se lancer dans une action. Cette action est
à considérer d’un point de vue général, et ce n’est qu’accessoirement, dans des
cas très précis, qu’elle revêt une coloration sexuelle. À ce moment, le Dragon
peut jouer le rôle du Père, gardien farouche et exclusif de la Mère, le chef de
la horde dont parle Freud dans Totem et Tabou ,
et contre lequel, un jour, les fils se liguent, le tuant et se partageant les
femmes qui étaient autrefois sa propriété. Le schéma de Freud est discutable, peu
scientifique en réalité, mais néanmoins révélateur de la terreur qu’inspire
toute notion d’autorité, celle-ci pouvant à chaque moment « faire donner
la garde ».
Or, tout progrès social, tout progrès humain même, passent
par le stade de la désobéissance, par un refus d’accepter l’autorité de celui
qu’on considère comme un tyran. En fait, l’autorité du tyran est nulle, ou tout
au moins aussi insignifiante que l’autorité de n’importe quel individu
appartenant à la même collectivité. Cette autorité n’a de valeur que dans le
consensus qui en définit les limites ou l’extension, par des lois, des règles
considérées la plupart du temps comme sacrées, et qui ne sont que des
sublimations de terreurs fantasmatiques. On sait très bien que cela porte
malheur de se rebeller contre l’autorité établie, d’une part parce qu’on risque
d’être immédiatement châtié, d’autre part parce que, dans l’absolu, la désobéissance
équivaut à un sacrilège : les puissances invisibles pourraient alors
intervenir. C’est de là que surgissent, dans l’imagerie des contes populaires, tant
de monstres extraordinaires, tant de serpents fantastiques, tant de dragons
cruels et impitoyables. Le commun des mortels ne peut venir à bout des craintes
magiques, sociales et religieuses qui servent de remparts à toute autorité. Le
Dragon, dans ces conditions, apparaît comme l’image la plus parfaite de ces
terreurs à la fois innées et culturelles. D’où son caractère sacré et l’interdiction
faite de le combattre. Mais comme le Dragon supporte une connotation maléfique
– est-ce que par hasard l’autorité aurait un parfum sulfureux ? –, une
tolérance est instituée : le Dragon peut être tué, ou écarté, par un héros
pur et sans tache, un héros prédestiné auquel on accorde le droit de
transgresser les interdits parce que c’est la condition essentielle pour que le
groupe social qu’il représente soit délivré.
Cela, c’est le contexte social. Sur un plan plus
psychologique, le Dragon des Profondeurs est évidemment l’Inconscient de l’individu,
mais un Inconscient à son plus bas niveau, c’est-à-dire la représentation des
forces primaires et instinctives de l’être humain non encore soumises au
contrôle de ce qu’on appelle la Raison. D’où la « sauvagerie » du
Dragon, sa férocité, sa voracité, sa gloutonnerie, et aussi son intelligence
très limitée. Car la force du Dragon est dans la matière, même s’il est parfois,
comme le Serpent de la Genèse , « l’animal
des champs le plus rusé ».
Sur un plan sexuel, l’image du Dragon, comme celle du Serpent,
a une connotation phallique. C’est le Père qui guette, dans un coin de la
grotte utérine maternelle, l’intrusion éventuelle du fils, interdisant ainsi
tout processus de régression infantile, mais suscitant par là
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