Le Mont-Saint-Michel et l'énigme du Drangon
de
Gabriel. L’Archange descend sur terre, s’installe sur le marché et propose ses
charbons ardents qui excitent évidemment la convoitise de tout le monde. Mais
personne ne veut acheter du feu contre la promesse de vivre pieusement, et
Gabriel est prêt à revenir au Paradis avec ses charbons ardents quand une
vieille femme boiteuse vient le trouver et discute avec lui tout en triturant
les braises avec sa canne. La discussion reste apparemment sans succès et l’Archange
remonte au Ciel. Mais, dans la nuit qui suit, tout le Paradis est réveillé par
un vacarme épouvantable qui provient de la terre : « Le bruit des
chants, des rires, des plaisanteries, l’odeur du tabac, montaient jusqu’au
trône de Dieu. » Et le Tout-Puissant vit « des milliers de feux
briller un peu partout. Ici des poêles à frire dans lesquelles l’huile
bouillante dorait des beignets ou des poissons. Là, des broches chargées de
gigots, de volailles, de gibier, tournaient en grésillant. D’innombrables
marmites laissaient échapper l’odeur appétissante du ragoût. Des pipes, des cigarettes
brûlaient avec des volutes de fumée bleuâtre ». Renseignements pris, on s’aperçoit
que la vieille femme n’avait jamais eu le désir d’acheter des braises contre la
promesse de mener une vie pieuse, mais qu’en touchant le feu avec sa canne, elle
avait tout simplement communiqué la flamme à sa férule et qu’elle en avait
profité pour redonner aux humains tout ce qui leur faisait cruellement défaut. « L’Archange
en fut fort dépité… Mais le Seigneur, dans son infinie bonté, se mit à rire du
bon tour que la vieille avait joué à son envoyé [61] . »
Il est vrai que le Dieu des Chrétiens n’est pas rancunier comme le Zeus des
Grecs.
Le conte provençal insiste sur la plaisanterie. Mais, comme
dans le récit des Grandes Chroniques concernant Gargantua, la plaisanterie n’existe qu’au premier degré. Si
Prométhée n’apparaît pas, il a cependant des substituts, en particulier dans le
personnage de la vieille dame qui subtilise le feu proposé par l’Archange
Gabriel. Ce conte montre les deux étapes : une première fois, les humains
ont eu le feu en leur possession, et ils en ont été privés par la volonté
divine. Ils l’ont dérobé une deuxième fois, même si, dans le schéma, il s’agit
du même feu venu du Ciel. Ce qui ressort de tout cela, c’est que le feu dont se
servent les humains a été dérobé frauduleusement aux puissances divines au
moins deux fois de suite. La Théogonie d’Hésiode
(565-569) raconte ainsi le premier vol : « Mais le brave fils de
Japet (= Prométhée) sut le (Zeus) tromper et déroba au creux d’un narthex
l’éclatante lueur du feu infatigable ; et Zeus, qui gronde dans les nues, fut
mordu cruellement au cœur et s’irrita en son âme quand il vit briller au milieu
des hommes l’éclatante lueur du feu. » La conclusion ne se fait pas
attendre : « Quand à Prométhée aux subtils desseins, Zeus le chargea de
liens inextricables, entraves douloureuses qu’il enroula à mi-hauteur d’une
colonne. Puis il lâcha sur lui un aigle aux ailes éployées ; et l’aigle
mangeait son foie immortel, et le foie se reformait la nuit, en tout point égal
à celui qu’avait, le jour durant, dévoré l’oiseau aux ailes éployées » (521-524).
Voilà qui apparente nettement Prométhée au Satan-Lucifer de la tradition judéo-chrétienne.
Il existe cependant une autre tradition attestée par
plusieurs auteurs de l’Antiquité classique. Platon s’en fait volontiers l’écho
dans son Protagoras (320-321) : « Prométhée
n’avait pas le temps de monter jusqu’à l’acropole où résidait Zeus, sans compter
que les gardes veillant aux barrières des cieux étaient redoutables. Il en
était tout autrement pour l’atelier commun où travaillaient ensemble Héphaïstos
et Athéna. Prométhée y entra sans être vu, déroba l’habileté d’Héphaïstos aux
arts du feu et celle d’Athéna aux arts qui lui sont propres, pour donner le
tout aux hommes. »
Bien sûr, une explication historicisante pourrait
interpréter les fables comme la transcription de réalités vécues : la première
étape pendant laquelle les hommes ont la possession du feu pourrait fort bien
rendre compte de l’époque où les humains utilisaient le feu du ciel tel que
celui-ci leur parvenait : c’est-à-dire à l’époque où ils ne savaient pas
produire le feu
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