Le Mont-Saint-Michel et l'énigme du Drangon
différents schémas mythologiques, mais une chose
demeure malgré tout : c’est en surmontant sa répulsion, en donnant un
baiser à un être horrible, que l’on provoque la transformation de cet être. C’est
le thème bien connu de la « Belle et la Bête ». Cela veut dire qu’un
geste d’amour peut changer radicalement le destin d’un être, et, à travers cet
être évidemment symbolique, le destin de l’humanité tout entière et de l’univers
lui-même. Peu importe alors que la Bête soit mâle ou femelle : ce qui
compte, c’est le geste, c’est le contact entre deux opposés qui, s’ils ne se touchaient
pas, demeureraient prisonniers de leur propre individualité. Et c’est dans ce
sens qu’il faut interpréter le combat de l’Archange et du Dragon.
En effet, si l’on admet que le Dragon des Profondeurs n’est
pas le Mal, mais que c’est le déséquilibre en sa faveur qui constitue le Mal, il
importe de rétablir l’équilibre : à ce compte, c’est ce qu’accomplit saint
Michel, dont la mission, à travers la mythologie et la théologie du
Christianisme, paraît bien être une mission de charité, c’est-à-dire d’amour
absolu. Dans ces conditions, le combat dont il est le héros est un combat
symbolique : c’est l’échange entre deux forces de polarité opposée et cet
échange se manifeste par l’ éclair .
Dans le texte du Bel Inconnu ,
on peut remarquer la lumière qui envahit la salle lorsque la guivre sort de l’armoire
et se dirige vers le héros. Qui pourrait alors affirmer que le Dragon des
Profondeurs est l’incarnation des Ténèbres ? Il a sa propre lumière, mais
ce n’est pas la même que la lumière d’en-haut, ce qui ne l’empêche pas d’être
puissante et même violente, comme en témoignent les flammes qui s’échappent de
sa gueule dans les représentations habituelles du monstre. Cette lumière d’ en-ba s, mise en commun avec la lumière d’ en-haut , provoque l’illumination. À ce moment-là, saint
Aubert peut dire que le doigt de l’Archange a traversé son crâne : l’œil
de la connaissance est maintenant ouvert, et tout devient clair.
Au fond, cette histoire n’est qu’une nouvelle version de la
longue reptation de la Kundalini vers l’œil de Çiva. L’image de la Kundalini, cette
force instinctive qui surgit du bas de la moelle épinière et qui se répand dans
tout le corps avant de trouver son épanouissement au sommet du crâne, est
empruntée au serpent : il n’est donc pas surprenant de la voir ici incarnée
par la guivre, et, dans le cas du mythe michaélien, par le Dragon. Le tout est
de prendre conscience que le Dragon appartient sans
conteste à la personnalité de l’Archange : c’est seulement dans
cette prise de conscience que le combat acquiert sa véritable signification.
C’est pourtant une démarche difficile à réaliser. La vie se
déroule dans un cadre apparemment organisé où les oppositions sont tranchées. Il
y a le Jour et il y a la Nuit. Il y a le Blanc et il y a le Noir. Il y a le
Bien et il y a le Mal. Toute la pensée humaine semble avoir été bâtie sur le
constat d’une dichotomie fondamentale dont le manichéisme est l’expression la
plus connue. Il faudrait d’ailleurs s’interroger sur les véritables rouages du
système manichéen : il n’est pas évident d’y retrouver l’antagonisme
supposé entre Ahura-Mazda, le dieu de la Lumière, et Arhiman, le dieu de l’Ombre.
Les choses ne sont pas si simples, ou plutôt elles ne sont pas si définitives. Comment
expliquer certaines tentatives d’artistes, en particulier le fameux clair-obscur d’un peintre comme Rembrandt ?
Ce qui est valable pour l’art de peindre doit l’être aussi
dans tous les domaines, et le premier acte de la philosophie, au sens général
du terme, devrait être d’écarter une fois pour toutes de nos esprits l’idée que
le blanc et la lumière représentent le beau et le bien, tandis que le noir et
la nuit sont les images du mal et de la laideur. La pensée orientale a mis en
évidence la complémentarité du yin et du yang on ne peut pas parler de l’un sans
sous-entendre l’autre.
Puisque la guivre du Bel Inconnu est un Dragon femelle qui se métamorphose en belle jeune fille, essayons d’imaginer
ce qui est inimaginable : la belle jeune fille
est déjà contenue dans l’horrible guivre , mais personne ne le savait
avant la prise de conscience provoquée par le « fier baiser ».
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