Le Mont-Saint-Michel et l'énigme du Drangon
l’Enfer.
Enfin, il est tantôt mâle, tantôt femelle, prenant l’aspect du Bouc qu’entrevoient
les sorcières, au Sabbat, et dont elles subissent l’étreinte glacée, prenant l’aspect
de la troublante Mélusine, charmeuse et perverse livrant son corps de braise
aux désirs les plus inavouables des hommes. Le Dragon, c’est tout cela. Et c’est
un être unique dans sa multiplicité. Et surtout, dans le cadre précis du
Mont-Saint-Michel, le Dragon est opposé rituellement à un être qui apparemment
ne supporte aucune ambiguïté : saint Michel est en effet le Pur, le
Lumineux, le Puissant, le Blanc, le Beau, le Noble, l’émanation d’un Dieu qui
ne peut se manifester que sous le visage d’un héros sans peur et sans reproche.
Autant l’obscurité ronge les traits du Dragon, autant la Lumière illumine le
visage de l’Archange. Et pourtant tous deux ont leur feu intérieur qui les
brûle. De la confrontation de leurs feux respectifs jaillit la foudre, finalement
la seule manifestation visible et rationnelle de cette confrontation.
Un texte médiéval peut nous aider à comprendre le grand
mystère que recèle le combat sans pitié que se livrent l’Archange et le Dragon,
un texte pourtant, à première vue, très éloigné des préoccupations religieuses
qui semblent dominer le culte de saint Michel sur le Mont-Tombe. Ce texte, c’est
un épisode d’un roman « courtois » du début du XIII e siècle, Le Bel
Inconnu , dont l’auteur est un certain Renaud de Beaujeu.
Le contexte est entièrement arthurien, ce qui n’est guère
étonnant, le cycle de la Table Ronde ayant récupéré la plupart des mythes et
des récits mythologiques des époques pré-chrétiennes d’Europe occidentale, ceux
des Celtes particulièrement, dont ils témoignent d’une façon parfois très
précise et finalement très authentique. Le héros de l’histoire est un chevalier
dont on ignore le nom – d’où le titre de Bel Inconnu – et qui se trouve impliqué dans des aventures sans fin. Il parvient à
surmonter de nombreuses épreuves qui prouvent sa valeur et pénètre dans une
Gaste Cité, c’est-à-dire dans une forteresse à demi en ruine et qui est le
théâtre d’étonnants sortilèges. Il doit affronter des guerriers monstrueux, et,
pour couronner le tout, il doit se soumettre à une épreuve décisive, l’épreuve
de la Guivre .
Cette guivre , qu’on appelle
aussi la Vouivre , c’est la serpente
monstrueuse, l’Echidna grecque, la Mélusine poitevine, l’image féminine qui
fait peur, le Dragon femelle qui accumule en elle tous les fantasmes
horrifiants de l’imaginaire humain. Et pourtant, on sait qu’elle recèle un
secret, qu’elle a peut-être, dans sa tête, la pierre merveilleuse qui procure
la richesse et surtout l’immortalité. Malgré tout ce qu’il a entendu dire, le
héros décide de tenter l’épreuve et se risque dans le château où réside la guivre.
« Mais voici qu’une grande armoire s’ouvre. Il en sort
une guivre qui jette une si grande lumière que tout le palais en est illuminé. Elle
est effroyable à voir : large comme un muid, longue de quatre toises, le
dos bigarré, le dessous doré, la queue trois fois nouée, et les yeux gros et
luisants comme des escarboucles. Elle s’en vient vers le chevalier. Celui-ci se
signe et met déjà la main à l’épée. Mais la guivre s’incline devant lui en semblant
d’humilité. Le Bel Inconnu remet l’épée au fourreau. De nouveau, la guivre
rampe vers lui. Le Bel Inconnu va frapper, mais le serpent s’incline encore, comme
s’il voulait lui montrer de l’amitié, puis il s’avance encore. Le Bel Inconnu
fait un pas en arrière, mais il est fasciné, et il demeure immobile, regardant
la bouche vermeille et belle. La guivre est tout près, elle le touche, et il
sent le froid baiser sur ses lèvres. Il pousse un cri. Mais la bête a disparu. Il
faisait grand jour dans la salle. Appuyée à la table, se tenait une Dame que
Nature avait portraite et façonnée par grande étude et douée à l’égal des plus
belles. Elle avait robe de pourpre fourrée d’hermines, bliaut brodé et ceinture
garnie d’or, de jagonces et d’autres pierres de vertu. » [66]
L’aventure est merveilleuse. Elle n’est pas originale dans
la mesure où de telles transformations d’êtres immondes en belles jeunes filles
sont fréquentes dans le légendaire celtique. Les raisons de ces métamorphoses
sont variables, selon les
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