Le Mont-Saint-Michel et l'énigme du Drangon
En
apparence, la guivre représentait un élément femelle dont la négativité était
accentuée. Car, dans l’opinion courante, tout ce qui est féminin est négatif, et
tout ce qui est masculin est positif. Ce sont pourtant des notions qui ne
veulent rien dire. La femme, qui passe pour être négative, n’en est pas moins
créatrice de vie, puisqu’elle est la seule à pouvoir donner naissance à un
enfant. Mais si on la considère isolément – à moins de croire à la parthénogenèse
–, elle ne peut procréer que par l’élément mâle qui provoque en elle la levée
du germe de vie. Et cela atteint à l’absurdité lorsqu’on isole les deux
principes et qu’on en fait des entités autonomes : la querelle de Lilith, qui
se plaignait qu’Adam veuille toujours prendre la position au-dessus dans le
coït, nous indique assez de quel côté penche la culture humaine, imbue des
prérogatives du masculin et ne laissant aucune chance à l’autre. En toute bonne
foi, l’équilibre est rompu en faveur de l’un et au détriment de l’autre, et si
les sociétés avaient évolué dans un sens gynécocratique, on en serait au même
point, mais avec un avantage incontestable pour l’élément féminin qui, dans ce
cas-là, commettrait de la même façon une usurpation de pouvoirs. Il faudrait en
effet comprendre, dans un domaine sociologique, que la liberté de l’Homme passe
par la liberté de la Femme, et que la liberté de la Femme passe par celle de l’Homme.
À force d’opposer systématiquement deux principes qui ne sont que
complémentaires, on finit par oublier le point de contact qui les unit pour ne
plus voir que le point de rupture. C’est le défaut d’une pensée qui, souvent de
bonne foi, se contente d’isoler les matériaux d’une analyse sans mettre en
évidence les rapports qui unissent ces matériaux entre eux. Et il faudrait d’abord
savoir qu’un élément pris isolément, hors de son contexte, ne signifie rien.
C’est pourquoi l’image du Dragon des Profondeurs est révélatrice
de tout un système de valeurs mis en place depuis des millénaires et qui se
révèle d’une effarante faiblesse. À cause de ce système, le monde est coupé en
deux, et l’individu lui-même ne peut échapper à cette dichotomie. Dans ces
conditions, l’être, qui pourtant se cherche désespérément dans son intégralité,
risque fort de ne jamais se retrouver. C’est en cherchant Satan en lui-même que
Jésus devient le Christ, car lorsqu’il a découvert qui était l’Ennemi, lorsqu’il
a découvert – lors de la Tentation au désert – que l’Ennemi n’était qu’une
partie de lui-même, il a pu agir en conséquence, prendre en compte cet élément
intérieur et l’englober dans sa totalité. Cette constatation parait bien peu
orthodoxe et cependant elle découle de l’étude des textes. Le Christ ne peut
être Christ qu’à partir du moment où il assume pleinement son être. Sinon, il n’est
qu’un humain comme les autres, empêtré dans ses contradictions, et incapable de
montrer le chemin à suivre pour atteindre l’état d’illumination. Le reste n’est
que subtilité de langage.
Dans le même ordre d’idée, on peut dire que la Vierge Marie,
qui est représentée en train d’écraser la tête du serpent, contient elle-même le serpent : et le geste qu’elle
fait d’appuyer le pied sur le cou de l’animal est la prise en compte de cette
présence. La Vierge Marie, c’est non seulement la femme qui est magnifiée dans
sa féminité et dans sa pureté, mais le serpent qui rampe à ses pieds. Et quant
à saint Michel triomphant, ce n’est pas seulement l’Archange brillant présenté
comme un héros d’épopée, dressant fièrement son épée vers la bête monstrueuse
qui lui fait face, c’est aussi le Dragon qui le nargue et que l’entité
angélique assimile à sa propre personne pour en assumer pleinement la puissance.
Car, sans la puissance du Dragon, saint Michel est privé d’une partie de sa
propre puissance. Et sans la puissance de saint Michel, le Dragon n’est plus
que Satan réduit à rôder dans les sombres souterrains de la terre, et auquel il
manque la lumière d’en-haut.
C’est le mérite du Mont-Saint-Michel de poser ce problème de
la complémentarité des contraires. Il s’agit d’un lieu privilégié, symboliquement
situé au carrefour des courants telluriques qui se partagent le monde. C’est l’œil
de Çiva, l’endroit où
Weitere Kostenlose Bücher