Le Mont-Saint-Michel et l'énigme du Drangon
l’extension des domaines
monastiques, ne manquaient jamais une occasion d’intervenir dans les affaires
intérieures des monastères par le biais de querelles judiciaires et économiques,
quitte à rafler, lorsqu’ils le pouvaient, les biens dont la possession pouvait
être contestée. Officiellement, les grands ordres monastiques ne dépendaient
jamais des évêques : ils étaient rattachés directement à Rome et
jouissaient d’exemptions et de privilèges considérables. Mais l’abbaye du
Mont-Saint-Michel ne constituait pas un ordre. Appartenant à celui des
Bénédictins par son origine, elle s’en était peu à peu détachée, mais n’avait
aucune velléité de fonder son propre ordre. Les fondations opérées par l’abbaye
du Mont-Saint-Michel ne sont que de modestes prieurés. De plus, la réforme
cistercienne fait comprendre à beaucoup dans quelle décadence se trouve plongé
l’antique ordre bénédictin. C’est une belle tentation pour l’évêque d’Avranches
de se mêler des affaires du Mont.
Légalement, selon le droit canon, le Mont n’est pas exempt , c’est-à-dire qu’il doit être visité par l’évêque du diocèse sur le territoire
duquel il se trouve. Lors de sa venue au Mont, l’évêque d’Avranches écoute les
doléances de tous, juge l’état financier et la vie conventuelle du monastère, et,
dans une charte qu’il fait rédiger, il prend les décisions qui doivent être
exécutées par les moines.
Jusqu’alors, les visites de
l’évêque avaient été, sinon de pure forme, du moins fort courtoises. Mais à
partir du moment où le rôle de protecteur de l’abbaye ne fut plus assuré par le
roi de France de façon permanente, l’évêque d’Avranches sentit grandir ses
ambitions et pesa très lourdement sur la vie conventuelle. On se doute que les
moines, leur abbé en tête, n’apprécièrent pas tellement ce qu’ils considéraient
comme un abus de pouvoir. L’évêque n’était pas obligatoirement au courant des
réalités quotidiennes de l’abbaye. Et pourtant, il se mêlait de tout régenter, y
compris l’élection de l’abbé par ses frères. Différentes affaires dégénérèrent
en querelles. On dut faire appel au pape, lequel ne montra aucun empressement à
répondre. Finalement, on en vint à un compromis : l’évêque garda son droit
de visite , mais n’assista pas à l’élection de
l’abbé et ne se mêla plus de l’administration des affaires religieuses, celles-ci
demeurant de la seule compétence de l’abbé et des frères. Et, en 1255, le pape
Alexandre IV autorisa l’abbé Richard Turstin à porter les ornements épiscopaux,
la mitre, l’anneau et la tunicelle, un vêtement de soie porté sous la chape. L’abbé
du Mont-Saint-Michel pouvait alors affirmer haut et clair son indépendance.
Le problème interne de l’abbaye se compliquait dans la mesure
où, les richesses affluant, les soucis matériels tendaient à occuper l’ensemble
de l’activité de l’abbé. Il n’est plus seulement un chef spirituel, mais un
administrateur de biens, sans cesse confronté aux réalités quotidiennes, et
soucieux d’assurer encore plus de revenus au monastère. Les moines suivent l’exemple,
et, devenus plus indépendants, ils vivent un peu à leur guise, délaissent la
règle, sortent facilement de l’enceinte claustrale pour une raison ou pour une
autre, toujours valable en théorie, prennent leurs repas dans les auberges de
la ville, s’enivrent bien souvent et défrayent la chronique locale par leurs
manquements évidents à la chasteté. La nécessité d’une réforme se fit sentir, et
après plusieurs tentatives infructueuses, on finit par trouver un autre
compromis : ce sont les Usages de 1258, rédigés
avec l’accord de tous les moines, mais non de l’abbé, sous l’impulsion d’un
Dominicain et d’un Franciscain qui avaient été envoyés au Mont pour y rétablir
le calme.
De plus, étant donné la dispersion des possessions de l’abbaye,
les moines avaient toujours l’occasion de quitter le Mont pour surveiller l’exploitation
des terres, pour administrer un domaine, voire une ville qui appartenait à la
communauté. Ainsi se fondèrent de nombreux prieurés qui, il faut bien le dire, étaient
davantage des comptoirs économiques que des centres d’édification religieuse. Comme
les prieurés bénéficiaient d’une relative autonomie financière, cela n’alla pas
sans abus. Mais d’un autre côté, ces
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