Le Mont-Saint-Michel et l'énigme du Drangon
circonstances, revêtir un aspect charnel
et ainsi avoir des contacts avec les humains, réalisant ainsi une véritable « théophanie »,
même si celle-ci, en l’occurrence, est entachée de diabolisme. Et, leur but
réalisé, c’est-à-dire leur mission accomplie, ils disparaissent, reprenant leur
identité suprasensible.
Mais le parallélisme avec le récit biblique va plus loin :
« Toutes, petites et grandes, étaient possédées par un démon, et c’est
alors que furent engendrés des enfants qui devaient être des géants et, par la
suite, les futurs maîtres du pays. Les démons les comblèrent, mais les dames ne
virent aucunement ceux qui avaient couché avec elles, elles ne firent que
sentir ce qu’une femme fait avec un homme dans ces circonstances. » [19] .
Ainsi donc, de cette alliance contre nature qui est une mésalliance voulue par
les esprits malfaisants que sont les Incubes, naît une race nouvelle qui ne
peut être que monstrueuse, possédant les caractéristiques de la grandeur
matérielle, symbole éloquent que les géniteurs appartiennent à un échelon
supérieur de la création. Mais il s’agit d’un manquement au plan divin, et le
narrateur le fait fort bien sentir, bien plus que le rédacteur de la Genèse . Il y a ici quelque chose de plus : l’idée
que cette copulation est diabolique. Le texte de la Genèse ,
dans sa simplicité, n’allait pas jusque-là. Faut-il donc admettre que la notion
de « culpabilité » est davantage chrétienne que judaïque ? Faut-il
penser que la « chute » des Anges, dans la perversité et la sexualité,
est une invention chrétienne plus que judaïque ?
Ce n’est pas tout, et cela va beaucoup plus loin que la Bible.
La copulation des vingt-neuf filles du roi de Grèce et des démons incubes ne se
traduit pas seulement par la naissance d’enfants monstrueux : il semble
que l’ordre du monde, suivant le plan divin, soit maintenant complètement bouleversé.
Le « diable », c’est-à-dire, étymologiquement, celui qui se jette en
travers, est intervenu. « Quand ils eurent atteint une certaine maturité, les
enfants, par un forfait contre nature, firent à leur propre mère des fils et
des filles qui étaient de grande taille. Les sœurs eurent de leurs frères des
fils et des filles qui grandirent beaucoup… Les géants étaient hideux à voir, comme
des enfants d’esprits malins. Ils avaient été engendrés par des démons, et
leurs mères étaient grandes et corpulentes, nées elles aussi d’ancêtres très
forts. Il était normal que soient ainsi les enfants qui devaient naître de ceux
qui avaient été engendrés eux-mêmes par les géants. Cette engeance diabolique
se multiplia largement : les géants se répandirent à travers le pays, creusant
des cavernes dans la terre, faisant édifier tout autour de grands murs et les
faisant environner de fossés. » [20] Et ainsi jusqu’à l’arrivée
de Brutus, qui débaptise le pays et l’appelle Britannia ,
et qui tue tous les géants, sauf un seul, Goemagog ,
ce qui nous renvoie évidemment à l’ Apocalypse de Jean. La boucle est bouclée.
Le récit anglo-normand est conforme aux idées de la Scolastique,
mais témoigne également de cette ombre inquiétante qui rôde dans l’inconscient
collectif : la terreur qu’on a de voir envahir le monde par des envahisseurs s’infiltrant sournoisement parmi la
race humaine et la pervertissant lentement de façon à l’éliminer et à prendre
sa place [21] . La « marque du
diable » peut être variée à l’infini, mais il existe une marque : ici,
c’est le gigantisme. Mais ce gigantisme physique s’accompagne nécessairement d’un
bouleversement au niveau de la conscience morale, la perversion s’exerçant sur
tous les plans, puisqu’il s’agit en définitive de renverser la polarité établie
par Dieu et de menacer l’équilibre précaire du monde. En l’occurrence, l’inceste
est la conséquence inéluctable de la « mésalliance » des mauvais
Anges.
Car l’inceste ne fait qu’accentuer la tare primitive, c’est-à-dire
le gigantisme des enfants des filles des hommes et des démons incubes. Il
rétrécit le champ d’action de la génération. Certes, on a tendance à un peu
trop oublier que, d’après le récit biblique lui-même, si Caïn et Seth peuvent
avoir une descendance, c’est grâce à leur propre mère, Ève, ou grâce à des sœurs
qui leur seraient nées sans que la tradition ait
Weitere Kostenlose Bücher