Le Mont-Saint-Michel et l'énigme du Drangon
le seul récit de la chute des Anges se trouve dans le Livre d’Énoch , à peu près contemporain du Livre de Daniel , et donc marqué par les croyances
mésopotamiennes et iraniennes. Mais le Livre d’Énoch ,
considéré comme apocryphe, a été écarté de la Bible officielle du Christianisme.
Et pourtant, ce texte a eu une influence profonde sur la tradition chrétienne
du Moyen Âge, tant sur le plan de la spéculation théologique que sur celui de l’imaginaire
mythologique. Il est vrai que, dans le merveilleux qu’il développait, il
rejoignait l’univers des grandes épopées indo-européennes dont la mémoire
collective occidentale se trouvait nourrie, qu’on le veuille ou non, d’une
façon permanente et durable. Après tout, le Christianisme européen est le
résultat d’un compromis, sinon toujours d’une synthèse, entre un message
biblique sémite et des traditions ancestrales indo-européennes.
Mais si le récit de la chute des Anges, tel qu’il est
développé dans le Livre d’Énoch , a été écarté,
pour des raisons qui demeurent mystérieuses, il se trouve cependant évoqué de
façon très succincte dans un passage de la Genèse (VI, 1-4) : « Lorsque les hommes commencèrent d’être nombreux sur la
face de la terre et que des filles leur furent nées, les fils de Dieu
trouvèrent que les filles des hommes leur convenaient et prirent pour femmes
toutes celles qu’il leur plut… Les Néphilim (= géants)
étaient sur la terre en ces jours-là, et aussi dans la suite, quand les fils de
Dieu s’unissaient aux filles des hommes et qu’elles leur donnaient des enfants ;
ce sont les héros du temps jadis, ces hommes fameux. »
Le passage est obscur, et de l’aveu de tous les commentateurs,
fort difficile à interpréter. La tradition est nettement yahviste, et elle se
réfère donc à une lignée que l’on considère comme la plus pure et la plus
archaïque. On y retrouve une condamnation sans équivoque de la concupiscence
rendue responsable de l’apparition d’une monstruosité (les géants), donc d’une
déviance du plan divin. Il y a faute, c’est certain. Mais rien n’indique que ce
soit une révolte contre Dieu lui-même, et cela paraît fort éloigné des récits
postérieurs – la plupart du temps dus à des visionnaires – où Lucifer, le plus
beau et le plus lumineux de tous les Anges (son nom ne veut-il pas dire « Porte-Lumière » ?),
refuse d’obéir à l’ordre divin et, en punition, se trouve précipité dans les
abîmes, perdant de ce fait sa lumière originelle. Si l’on reconnaît dans cet
épisode de la Genèse le rigorisme moral du
yahvisme en matière sexuelle, il est cependant difficile d’y découvrir un
quelconque péché d’orgueil. Plutôt qu’une chute, il conviendrait d’y voir une déchéance , les fils de Dieu se mésalliant en prenant
pour femmes les filles des hommes.
En tout cas, le judaïsme tout entier a reconnu dans cet
épisode une des péripéties qui opposent, depuis des temps immémoriaux, Yahvé-Dieu
à une sorte de parèdre antithétique dont les noms, les formes et les actions
sont toujours présentés dans un flou artistique des plus étonnants. Pour les
exégètes hébraïques, il ne fait aucun doute que les « fils de Dieu »
sont les Anges, tout au moins certains des Anges, qui, émus par la beauté des
filles des hommes, se sentent saisis par le désir et y succombent, régressant
ainsi de leur état suprasensible à un état sensible. Ces Anges sont
fondamentalement pervers et coupables. Mais ce qui n’est pas établi, dans la
tradition hébraïque, c’est si cet accouplement des Anges avec les filles des
hommes coïncide avec leur chute, ou si cette chute était antérieure. Est-ce
parce qu’ils étaient déjà pervers que les Anges ont succombé aux charmes des
filles des hommes, ou est-ce à la suite de leur union avec les filles des
hommes qu’ils sont devenus pervers et mauvais ? La question n’a jamais
reçu de réponse.
Cette ambiguïté n’a pas échappé aux Pères de l’Église, et pour
éviter de répondre à la question, les théologiens, à partir du IV e siècle, n’ont pas hésité à trancher de façon
historicisante – puisque telle se présentait désormais la démarche de l’Église
romaine – en interprétant les fils de Dieu comme les fils de Seth (ou du moins
certains d’entre eux), et les filles des hommes comme les filles de Caïn. De
deux races opposées, et même
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