Le Mont-Saint-Michel et l'énigme du Drangon
gants » avec le personnage de Satan-Lucifer, et
il y a loin entre cette discrétion de Michel et le spectacle terrifiant de sa
lutte avec le Dragon.
Le Livre de Job (I, 6) est
encore plus révélateur : « Le jour où les Fils de Dieu (= les
Anges) venaient se présenter devant Yahvé, le Satan s’avançait aussi parmi eux.
Yahvé dit alors au Satan : D’où viens-tu ? – De rôder sur la terre, répondit-il,
et d’y flâner. » Voilà qui indique une certaine familiarité entre Yahvé et
le Satan, familiarité bien peu conforme avec la violente dichotomie dont la
théologie chrétienne a qualifié leurs rapports. Il y a conflit, c’est certain :
mais ce conflit apparaît comme normal, naturel, comme si l’univers ne pouvait
exister sans lui. Satan est-il nécessaire à Dieu ? La question se pose. D’ailleurs,
après ce dialogue entre Yahvé et le Satan, le Livre
de Job poursuit par le fameux « pari » à propos de la tentation
de Job, et l’on peut dire que le destin de Job dépend de la rivalité antagoniste mais complémentaire de Yahvé et du Satan.
Tel qu’il apparaît ici, celui-ci est un personnage équivoque, distinct des Fils
de Dieu mais présent parmi eux, sceptique à l’égard de l’Homme qu’il juge
incapable de persévérer dans le Bien et la Justice, désireux de le mettre en
défaut chaque fois qu’il est possible de le faire, capable de déchaîner contre
lui toutes sortes de maux et même de le pousser au Mal. À la lecture du Livre de Job , on peut affirmer que le Satan n’est
pas fondamentalement hostile à Dieu : il met seulement en doute la
réussite de l’œuvre divine dans la création de l’Homme. Donc, au-delà du
personnage d’un Satan cynique, à l’ironie froide et malveillante, tel qu’il
apparaît dans les textes les plus récents, se profile l’image plus archaïque d’un être pessimiste qui en veut à l’Homme parce
que l’Homme semble avoir pris sa propre place auprès de Dieu. En fait, Satan n’a peut-être pas été écarté par Dieu, mais il s’est
cru lui-même écarté . D’où cette attitude négative sur laquelle on a
brodé tant d’images malsaines ou terrifiantes, et qui n’est peut-être que l’autre face de la divinité se remettant perpétuellement en
cause par souci d’éliminer toute imperfection de la Création. C’est, du
moins sur un plan ontologique, une explication plausible du mythe de Satan.
À partir de cette notion ontologique, et parce qu’il fallait
absolument la rendre concrète, les images sont apparues, et, comme il arrive en
pareil cas, la signification apparente de ces images a pris le pas sur le sens
profond qu’on leur avait donné à l’origine. Et c’est d’autant plus vrai qu’en
devenant historiques , la religion juive, puis
la religion chrétienne ont suscité des parallélismes entre le mythe lui-même et
les circonstances historiques qu’elles étaient amenées à traverser. Bien
souvent, les images terrifiantes de Satan-Lucifer ne désignent plus l’entité
ontologique originelle mais des personnages historiques qui ont été les ennemis
du peuple de Dieu. C’est l’éternel problème soulevé à propos du Mythe et de l’Histoire.
L’un et l’autre sont tellement imbriqués dans les récits qu’il est parfois
difficile d’attribuer à chacun sa juste part.
C’est évident dans un célèbre passage d’ Isaïe (XIV, 12) à propos de l’ Étoile du Matin , c’est-à-dire de Lucifer : « Comment es-tu tombé du ciel, étoile
du matin, fils de l’aurore, as-tu été jeté à terre, vainqueur des nations ?
Toi qui avais dit dans ton cœur : – J’escaladerai les cieux, au-dessus des
étoiles de Dieu j’élèverai mon trône, je siégerai sur la montagne de l’Assemblée,
aux confins du Septentrion. Je monterai au sommet des nuages, je m’égalerai au
Très-Haut. Mais tu as été précipité au Schéol dans les profondeurs de l’Abîme. »
Ce sont les Pères de l’Église qui ont interprété ce texte comme le récit de la
chute de Satan après une révolte dictée par l’orgueil. Mais c’était oublier le
contexte. Il y a d’abord le fait que l’Étoile du Matin se trouve précipitée
dans le Schéol : et l’on ne peut pas dire
que le Schéol, dans la pensée juive, soit l’équivalent
de l’Enfer chrétien. C’est au contraire l’équivalent des mornes Enfers de la
tradition grecque, le domaine d’Hadès, où les « ombres fuyantes »
mènent une sorte
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