Le Mont-Saint-Michel et l'énigme du Drangon
de reflet de vie sans aucune consistance, en dehors de toute
lumière. Mais, dans la pensée juive originelle, qui ne croyait pas à la survie
de l’âme – cela, on a trop tendance à l’oublier –, le Schéol prend une signification bien particulière :
il s’agit d’un lieu situé sous la terre, un lieu obscur, où sont précipités vivants ceux qui s’opposent à Yahvé : « Comme
il achevait de prononcer toutes ces paroles, le sol se fendit sous leurs pieds,
la terre ouvrit sa bouche et les engloutit, eux et leurs familles, ainsi que
tous les hommes de Coré et tous ses biens. Ils descendirent vivants au Schéol, eux
et tout ce qui leur appartenait. La terre les recouvrit et ils disparurent du
milieu de l’assemblée » ( Nombres , XVI, 31-33).
Cela fait d’ailleurs penser au fameux Siège périlleux de la légende
christianisée du Graal : tous les audacieux qui s’y assoient sans être « élus »
disparaissaient, engloutis par la terre. Le thème du Schéol témoigne d’une non-croyance à l’immortalité de l’âme : c’est de leur
vivant que ceux qui se dressent contre le plan divin sont châtiés, car un
châtiment post mortem ne se justifierait
absolument pas. On comprend alors comment, sous l’influence des sectes des
temps messianiques qui professaient l’immortalité de l’âme (par suite d’un
apport hellénistique), le Schéol est devenu l’archétype
de l’Enfer chrétien.
Mais dans le cas du passage d’ Isaïe concernant la chute de l’Étoile du Matin, le doute n’est pas permis : il s’agit
d’une condamnation en règle de tous les conquérants du monde, de tous ceux qui
s’arrogent le droit de gouverner les nations et qui, par un orgueil démesuré, se
haussent aux plus grandes dignités. Ceux-là seront abattus, et leur chute sera
d’autant plus douloureuse qu’ils seront parvenus à de hauts sommets. C’est ce
que Victor Hugo a magnifiquement traduit dans son épisode de Nemrod de La Fin de Satan : le conquérant, le chasseur de
génie qu’est Nemrod, se lance à l’assaut du ciel dans une hallucinante machine
volante traînée par des aigles. Mais on le retrouve mort, sur la terre, les
yeux grands ouverts sur le ciel. Et c’est le sens du mythe d’Icare : celui-ci
s’approche trop près du soleil et la cire qui retenait ses ailes se met à
fondre. La constatation est amère, mais elle est précise : la puissance
humaine est quand même limitée, ou tout au moins elle ne peut être effective qu’au terme d’une lente maturation, et en
évitant de brûler les étapes. L’Étoile du Matin, le fameux « Lucifer »,
n’est que le symbole de tous ces conquérants orgueilleux qui jouent les
apprentis sorciers, se lançant à l’assaut de la divinité sans se protéger les
yeux de l’aveuglement que provoque la vision divine. Qu’on pense aux « dix
mille soleils » de l’explosion nucléaire.
C’est en oubliant que la Bible hébraïque était aussi l’histoire
du peuple juif que les Pères de l’Église ont souvent interprété abusivement
certains textes « apocalyptiques ». Ils ont ainsi bâti bon nombre de
leurs spéculations sur la chute de Satan d’après un passage d’ Ézéchiel (XXVIII, I-19), où, manifestement, il s’agit
de la chute bien prosaïque du roi de Tyr, lui-même symbole de la puissance
orgueilleuse des rois. Et c’est ainsi que l’Étoile du Matin, la poétique « Étoile
du Berger », la « Porte-Lumière », est devenue l’une des
incarnations symboliques de l’Ennemi, du Tentateur, de l’Accusateur, du
Négateur, en fait du Sceptique qu’était l’entité
ontologique primitive connue sous le nom de Satan. À partir de là, et les
images mythologiques se multipliant, d’autres noms sont venus s’ajouter : Léviathan,
Rahab, Belzébuth, pour ne citer que les principales figures bibliques, sans
parler des aspects animaux monstrueux comme le Dragon ou le Serpent.
Léviathan est l’un des thèmes les plus exploités par les
poètes qui l’ont associé avec les marécages et tous les endroits ambigus où l’imaginaire
place les « gueules de l’Enfer », les zones frontières entre le monde
des vivants et l’Autre Monde. « Que la nuit maudisse ceux qui maudissent
les jours et sont prêts à réveiller Léviathan » ( Job , III, 8). Incontestablement, Léviathan est lié à
l’obscurité. En fait, on sait très bien que ce personnage mythologique est d’origine
phénicienne et qu’il
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