Le Mont-Saint-Michel et l'énigme du Drangon
l’étendue du pays, puis ils investirent le camp des Saints,
la Cité Bien-Aimée » (XX, 7-9). On croirait lire une antique saga scandinave
sur le Ragnarök , ce qu’on traduit improprement
par « Crépuscule des Dieux ». Mais n’oublions pas que l’ Apocalypse est seulement une « révélation »
et non pas un récit eschatologique, même si le ton est celui de la prophétie
des derniers temps. Il n’y a cependant aucun pessimisme dans le texte attribué
à saint Jean : « Mais un feu descendit du ciel et les dévora. Alors, le
Diable, leur séducteur, fut jeté dans l’étang de feu et de soufre, y rejoignant
la Bête et le faux prophète, et leur supplice durera jour et nuit, pour les siècles
des siècles » (XX, 9-10). C’est déjà la description du fantastique combat
de l’archange de Lumière Michel contre le Dragon, celui qui vomit les flammes
obscures des mondes inférieurs. On notera qu’il y a du feu partout : un
feu venu du ciel, et qui foudroie ; un feu surgi de la terre (l’étang de
feu et de soufre). On remarquera aussi que, dans toutes les représentations de
ce combat mythique, si Michel brandit un glaive de feu, le Dragon, lui, vomit
des flammes. Serait-ce le combat entre deux feux de nature différente ou
opposée ?
Mais qu’importe, après tout. C’est de l’ Apocalypse que surgit l’image d’un Satan-Lucifer
traditionnel et que le Moyen Âge va développer avec un luxe d’imagination
incroyable. Ainsi se forme le personnage du Démon ,
incarnation du Mal, de la Tentation, de la Séduction, de la Tromperie, et
finalement synonyme de perdition éternelle. On a certes laissé dans l’ombre
tout l’aspect ontologique du Démon, ce Non-Être qu’il représente à l’origine. Au
fur et à mesure de l’évolution du personnage dans l’imaginaire comme dans les
graves discussions théologiques, il s’est chargé de tous les éléments qui ne
pouvaient être acceptés des religions anciennes, des cultes archaïques ou
ancestraux qui subsistaient dans l’Europe chrétienne. Il a cristallisé tout ce
qu’il y avait de louche, d’inquiétant, de dangereux, d’ hétérodoxe : il est devenu le grand refouloir de tous les fantasmes inavouables, de
toutes les aberrations de l’humanité souffrante, de toutes les pulsions incontrôlables
de l’Être. En ce sens d’ailleurs, il rejoignait l’image qu’on se faisait à l’origine
de cette entité ontologique signifiant le Chaos inorganisé, le trouble marécage
des genèses, un Léviathan toujours présent dans l’inconscient humain, au niveau
de ce que certains appellent le cerveau reptilien.
Pourtant, le mot démon a un
sens précis. Il provient du grec daimôn , apparenté
à la racine qui a donné deivos , le nom du dieu personnalisé en indo-européen, et qui signifie « déité »,
ou « divinité », mais au sens du latin numen .
Dans la pensée grecque, qui a malgré tout influencé la problématique chrétienne
post-apostolique, et qui se reconnaît même chez saint Paul, les démons étaient
des êtres divins ou semblables aux Dieux – comparables aux Anges – et possédant
certains pouvoirs des Dieux. Sous l’influence de la philosophie socratique et
platonicienne, le démon de quelqu’un a été
aussi identifié à la volonté divine, et, par voie de conséquence, au destin de
l’homme. On s’en souviendra lorsqu’on formulera le concept de l’Ange gardien. Par
la suite, mais surtout dans une Rome influencée par la pensée grecque, on en
viendra à considérer les démons comme les âmes des défunts, génies tutélaires
ou franchement hostiles et inquiétants si on ne leur rend pas un culte
approprié : ce sont alors des intermédiaires entre le monde des mortels et
le monde des Dieux immortels, et, à ce point de vue, ils peuvent être aisément
comparés aux Anges du Judéo-Christianisme.
Donc, à l’origine, le Démon est une entité spirituelle neutre, comme le numen latin, ou ambivalent, puisque capable du Bien et du Mal selon les circonstances.
Mais tandis que la part bénéfique, surtout à Rome, passait au Génie , entité tutélaire de l’individu, la part
maléfique passa très tôt au Démon , chargé de
tous les maux, mais auquel il est bon de rendre un culte si l’on veut éviter le
pire. De là date la naissance de la sorcellerie, ou de la magie noire, qui
consiste non seulement à apaiser les démons, à les empêcher de nuire, mais
aussi, puisque ce qui est en haut
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