Le Mont-Saint-Michel et l'énigme du Drangon
d’une jeune princesse nommée Préserpine. Le nom
est révélateur : c’est la Korê-Proserpine de la mythologie grecque, l’épouse
de Pluton-Hadès, le dieu des Enfers. De plus, dans le pays où a été recueilli
ce conte (en 1882), le nom de Préserpine est souvent donné à des femmes laides
et méchantes qui passent pour être quelque peu sorcières. Or, cette jeune princesse
a un défaut : si elle est très riche, elle a le cœur très dur, et elle
fait assommer tous ceux qui viennent lui demander l’aumône. Elle en arrive à un
tel point que le Bon Dieu la maudit : « Puisque tu as si mauvais cœur,
pour ta punition, tu mettras au monde un enfant, et dès qu’il sera né, il sera
transformé en une bête qui aura une tête de lion avec des cornes, et des pieds
de cheval. Il restera sous cette forme jusqu’à l’âge de seize ans. Après quoi, il
pourra prendre toutes les formes qu’il voudra, mais jamais il ne pourra changer
ses pieds qui resteront toujours ceux d’un cheval. Il sera appelé le Diable, et
je le mettrai dans l’Enfer pour rôtir au milieu des flammes les méchantes gens
et les mauvais cœurs comme toi. » Tout se passe ainsi. Et comme le Diable
ne trouve point à se marier, il oblige une jeune fille également nommée
Préserpine à l’épouser. « Quand le mariage fut célébré, le Diable fut
porté, ainsi que sa femme et sa mère, dans un four plein de feu, aussi grand
que le monde et qu’on nomme l’Enfer. » Mais le Diable revient souvent sur
terre pour tourmenter les humains. Dieu finit par lui interdire de quitter l’Enfer,
et pour se venger, le Diable crée une race maudite, « celle des lions, des
fées et des fétauds. » [23]
Si l’on comprend bien, le Diable a ici une fonction de
justice. Son père est inconnu : il y a là une sorte de caricature de la conception
du Christ, comme un retournement de la légende de Merlin (où le père est un
diable). C’est en effet par la volonté de Dieu que Préserpine se trouve
enceinte : le Diable a été voulu et créé par Dieu lui-même. Le thème de la
chute n’est pas lié au Diable, mais à la Mère du Diable, créature humaine qui
recouvre une entité divine pratiquant l’absence de Bien . À ce moment-là, on peut affirmer
que la création de Satan correspond à une nécessité pour Dieu, une nécessité de
justice. Malgré tout, le Diable est une créature soumise à la loi divine. Mais
il n’est pas un Ange déchu.
C’est la Mère du Diable qui représente la déchéance, par sa
cruauté de cœur, par son manquement à la loi de charité. Entièrement libre de
ses actes, et de plus très riche, elle pouvait faire le bien. Elle ne l’a pas
fait. Voilà la faute, qu’elle doit expier. Il y a d’autres contes populaires au
sujet de cette Mère du Diable. L’un d’eux, recueilli en Basse-Bretagne, près de
Guénin (Morbihan), la montre en train d’errer sans cesse depuis sa malédiction,
et portant deux pommes blanches qu’elle abandonne, ce qui provoque l’apparition
des deux buttes du Mané-Gwenn (Mont Lumineux) où se trouve une chapelle dédiée
à saint Michel. Mais le début du conte présente une curieuse cosmogonie :
« Autrefois, avant que le monde fût vraiment le monde, une malédiction
terrible pesait sur la terre. Il y eut de grandes batailles et les êtres
souffrirent de grands maux. C’était le temps du Chaos et de la violence. Ce fut
alors que la lumière de Dieu pénétra les ténèbres. Et Mamm-en-Diaoul (la Mère
du Diable), qui avait pendant si longtemps asservi la terre, fut chassée et pourchassée
sans répit par tous ceux qui l’avaient subie. » [24] Là, le processus habituel est inversé : le monde primitif n’était pas le Paradis
terrestre, mais un univers de violence soumis aux puissances démoniaques que
symbolise la Mère du Diable. Et cela n’a cessé que lorsque la Lumière de Dieu a
pénétré les Ténèbres, en un geste évident de fécondation. Une telle tradition
localisée près d’une chapelle sur une hauteur et dédiée à saint Michel n’est
certainement pas due au hasard. Il est en effet fort possible que saint Michel
soit cette « Lumière de Dieu ». Mais alors, on est obligé de
constater que Satan-Lucifer, le Diable-Démon, était le premier « roi du
monde », un roi mauvais et injuste à cause de qui se produisaient de
grandes batailles. Ce conte populaire soulève bien des problèmes.
À travers tant de versions discordantes d’un
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