Le Mont-Saint-Michel et l'énigme du Drangon
réponse ne fait qu’accroître la fureur de Thomas. Il s’élance,
son épée nue, sur le prieur. Mais alors, sans qu’on sache comment, il s’abat
aux pieds du religieux, et avec lui toute sa troupe. Le baron baise même
dévotement le seuil de l’abbaye en disant : « Moines ! je serai
votre soldat et votre serviteur. Grâces et gloire à saint Michel ! »
Le prieur relève le baron dont le visage est baigné de larmes. Il le conduit
dans l’église abbatiale, où un Te Deum est
immédiatement chanté pour remercier Dieu et l’Archange d’avoir permis la
conversion subite d’un terrible ennemi de l’abbaye, lequel fut, par la suite, l’un
de ses plus ardents et plus loyaux défenseurs.
Touchante histoire… On peut facilement y découvrir une
transposition de la bataille mythique de l’Archange et du Dragon. Et l’on
remarquera que le Dragon n’est pas tué, mais seulement converti, dompté , et qu’il se montre désormais le plus
puissant appui du monastère. Quelle que soit la réalité de cette anecdote, il
convient d’en signaler la justesse sur le plan de la signification mythologique :
on ne peut éliminer purement et simplement l’élément noir ,
mais on peut toujours le faire surgir, le maîtriser et intégrer sa prodigieuse
énergie à une action de lumière. Le dualisme apparent du Mont-Saint-Michel ne
serait-il qu’un leurre ?
Hélas ! des événements historiques incontestables font
apparaître ce dualisme, et parfois dans une atmosphère de violence peu conforme
aux suaves accents de la « légende dorée », quand les loups
deviennent bergers du troupeau qu’ils massacraient auparavant. Au XVI e siècle, la dégradation morale de l’abbaye se
fait cruellement sentir. La plupart des moines vivent avec des femmes « comme
gens mariés », et leurs enfants contribuent à augmenter la population du
Mont. Les bâtiments conventuels se vident, car les frères passent la plupart de
leur temps dans les tavernes. Un chroniqueur assez féroce signale qu’un jour, des
pèlerins, désireux de voir le trésorier, ne le trouvèrent que dans une auberge,
complètement ivre. Les pèlerins lui demandèrent de leur montrer les saintes
reliques, s’attirant cette réponse : « Je me donne au Diable si les
chiens ne les ont mangées. » Assurément, le Dragon avait vaincu saint
Michel.
Mais les moyens d’assurer la victoire à l’Archange étaient
parfois à la limite du tolérable, comme en témoigne un épisode de la longue
lutte qui opposa les Montois au Huguenot Montgommery. Un soir que celui-ci, à
la tête d’une petite troupe, s’était hasardé jusqu’aux murailles de la ville, il
avait fait prisonnier un soldat de la garnison, un miquelot ,
comme on disait, et il voulait le faire pendre haut et court lorsqu’il imagina
un stratagème pour prendre l’abbaye. Il fit grâce au prisonnier, un nommé Jean
Courtils, à condition que celui-ci s’engage, le 29 septembre, à dix heures
du soir, « à faire glisser hors du cellier, jusqu’au bas de la Merveille, une
corde solide capable de porter un homme ». En échange, Jean Courtils
devait donner sa parole d’obéir, et, en récompense, il recevrait immédiatement
cent écus d’or.
C’est ainsi que, le 29 septembre, jour de la fête de l’Archange,
à dix heures du soir, Montgommery, accompagné de quelque cent cinquante hommes,
profitant du brouillard, s’était rendu, dans le plus grand silence, sur la rive
nord du Mont, juste au-dessous de la Merveille. Les Huguenots s’étaient cachés
dans le petit bois, et à dix heures précises, une corde glissa. Un lieutenant
de Montgommery s’y cramponna et, après un signal convenu, fut enlevé en haut de
la muraille. Montgommery jubilait : ainsi pourrait-il conquérir l’abbaye de l’intérieur , et sans crier gare.
Trente hommes furent ainsi hissés sans incident. Pour la
trente et unième fois, la corde tomba, et Montgommery la saisit, voulant monter
lui-même, afin de voir ce qui se passait là-haut et organiser l’attaque. Mais
on lui fit remarquer que sa présence en dehors de l’abbaye était nécessaire. Alors
il ordonna à son deuxième lieutenant de monter, lui demandant, si tout allait
bien, de jeter le cadavre d’un moine par-dessus la muraille.
Le lieutenant fut bientôt à destination, accueilli par Jean
Courtils à qui il fit part de la volonté de son chef. « Rien de plus
facile, répondit Courtils. Vos hommes sont maîtres de
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