Le Mont-Saint-Michel et l'énigme du Drangon
entité divine capable de maîtriser
les forces obscures cachées dans la Terre-Mère. Il suffisait de recouvrir les
éléments païens, inacceptables sous leur aspect archaïque, par des figurations
judéo-chrétiennes. Les pieux personnages de l’Ancien Temps, qu’on a trop
tendance à considérer comme des naïfs, parce qu’on prend à la lettre les récits
qui leur sont consacrés, sont en réalité de grands mystiques et de grands
penseurs, parfaitement conscients de la continuité des croyances et des cultes.
Qu’ils aient parfois fait bon marché des textes authentiques qui leur
parvenaient, c’est évident. Qu’ils les aient souvent tronqués, trafiqués, il n’en
reste pas moins que ces textes conservent, en eux-mêmes, une valeur de
témoignage qu’il convient d’examiner avec la plus grande attention. Saint
Aubert, dans cette optique, revêt une importance très particulière, car il est
vraiment celui qui a fixé, pour des siècles en Occident, le culte de l’Archange
Michel et qui a permis de mieux comprendre ce qui se cachait derrière l’image
de cet archange brillant luttant contre un dragon vomissant des flammes. À travers
le Mont-Saint-Michel et son abbaye, c’est toute une métaphysique qui prend
forme, et il faut bien avouer que cette métaphysique, parfaitement incarnée
dans la mentalité occidentale, va très loin dans la recherche du Divin.
TROISIÈME PARTIE
L’énigme du Dragon
I
OMBRE ET LUMIÈRE SUR LE MONT
Le Mont-Saint-Michel est incontestablement, par son aspect
et par les réflexions qu’il suscite, le plus harmonieux mélange de contrastes
qui se puisse voir : à la verticalité du Mont répond l’immensité
horizontale de la baie ; au triomphe orgueilleux du granit répond l’éparpillement
infini des sables ; à la majesté somptueuse de l’abbaye juchée sur le
sommet répond le modeste étalement de la ville à peine surgie des flancs de la
colline ; au soleil éclatant qui frappe la statue de l’Archange répond l’ombre
timide qui s’insinue dans les ruelles. « Jamais, disait Victor Hugo, je n’ai
senti plus vivement qu’ici les cruelles antithèses que l’homme fait quelquefois
avec la nature. » Tout cela ne va pas sans un certain trouble qu’on pourrait qualifier de « romantique »,
évoquant des figures fantastiques qu’on risque de rencontrer au détour des
chemins ou des escaliers. « Une visite au Mont-Saint-Michel, écrivait
Théophile Gautier, est un plaisir du même genre que celui qu’on prend à lire un
roman d’Anne Radcliffe ou à feuilleter ces étranges eaux-fortes dans lesquelles
Piranèse égratignait sur le vernis noir ses cauchemars d’architecture. »
Quand on sait qu’Anne Radcliffe est l’auteur de « romans noirs », ou
encore « gothiques », dans lesquels s’agitent des êtres bizarres, des
fantômes et autres produits d’une imagination tourmentée, dans le cadre de
vieilles forteresses suintant d’humidité, on comprend l’attrait presque morbide
qu’a pu exercer sur certaines personnes un Mont-Saint-Michel écartelé entre l’ombre
et la lumière.
À vrai dire, tout commence par une sorte de vertige à l’envers :
quand on se trouve sur la digue et qu’on approche du Mont, on est surpris par l’élévation
du monument, et cette impression de grandeur, de verticalité, crée un certain
malaise, comme si on allait s’engloutir dans le ciel après la traversée d’un
désert. Et cette impression est renforcée par le fait qu’il est impossible, par
le regard, de proposer une estimation de la hauteur du Mont.
Il est évident que l’élévation du Mont a varié au cours des siècles,
puisqu’il est le résultat d’un travail considérable de la part des hommes. D’après
un manuscrit de la Bibliothèque d’Avranches, et qui provient de l’abbaye
bénédictine, le rocher primitif avait deux cents coudées. Mais comme personne
ne peut se mettre d’accord sur la valeur exacte de la coudée, il est difficile
de donner autre chose qu’une approximation. L’hypothèse la plus satisfaisante
consiste à prendre la coudée arabe qui vaut 0,48 mètre, ce qui donne une
hauteur de 96 mètres. Or, les relevés scientifiques de l’architecte
restaurateur Corroyer proposent, de la base au sommet de la butte, 78,60 mètres.
Il faut donc en conclure que le sommet de la butte a été rasé pour permettre l’édification
de l’église abbatiale actuelle. De plus, il faudrait savoir à partir de
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