Le mouton noir

plus tard des copies, à noter tout ce qui lui paraissait susceptible de le servir dans son dessein de monnayer son silence. Entre-temps, vers la fin de janvier, le secrétaire de l’intendant mourut des suites de ses engelures. Clément terminait son travail de récupération quand le nouveau secrétaire fut nommé. C’était un curieux homme. En l’apercevant, Clément se renfrogna. Le regard sournois de cet individu ne lui annonçait rien de bon. Ce qu’il appréhendait se produisit deux jours plus tard, lorsque le nouveau secrétaire le convoqua pour lui dire:
    â€” Ayant sous mes ordres un commis aux écritures qui m’est dévoué depuis plusieurs années, je me passerai de vos services.
    â€” Puis-je m’entretenir avec l’intendant?
    â€” Point n’est besoin. Il est d’accord avec ma décision.
    Clément se dit: «Voilà comment on vous remercie pour votre zèle.» Du même coup, son projet de monnayer son silence mourut avant même d’être vraiment né. Il se retrouvait une fois de plus Gros-Jean comme devant. Regagnant sa chambre, il s’assit, se tapa sur le front et, se souvenant que depuis son arrivée à Québec il n’avait donné aucun signe de vie à ses parents, il décida de leur écrire tout en camouflant un peu la vérité sur son état.
    Québec, 18 mai 1713
    Chers père et mère,
    Vous serez sans doute malheureux d’apprendre que je n’ai pas pu me faire à des études au Séminaire de Québec. J’ai quitté l’endroit peu de temps après y avoir séjourné. Par contre, vous serez plus heureux de savoir que n’ayant plus un sol vaillant, je me suis débrouillé pour me trouver divers emplois qui m’ont permis de me tirer d’affaire jusqu’à présent. Après avoir travaillé pour un marchand, je me suis fait à l’idée de m’adonner quelque temps au travail de commis aux écritures chez le notaire Dubreuil, de Québec. De là, j’ai été engagé pour un emploi similaire, mais plus rémunérateur, auprès du secrétaire de l’intendant.
    Vous aurez appris l’incendie du palais et la mort du secrétaire. L’intendant a eu recours à mes services pour la sauvegarde des archives. C’est à ce travail que je m’applique depuis. Voilà une tâche vraiment intéressante tant me passent sous les yeux de nombreux documents de première main concernant la bonne marche du pays. Il n’est pas dit toutefois que j’y passerai ma vie, parce qu’un tel ouvrage me garde vraiment trop captif. Mais pour lors, c’est ce qui m’occupe et me permet de vivre décemment.
    Je me propose, dès que j’aurai un peu de répit, de faire un saut à Verchères. Je brûle du désir de vous entendre parler de ce qu’a été la vie au manoir depuis que je l’ai quitté. Il s’agit d’être éloigné des siens pour mesurer toute l’importance qu’ils tenaient dans notre vie. Mon passage parmi vous me donnera également l’occasion de vous parler plus longuement de ce qu’a été ma vie depuis mon départ. N’attribuez pas mon long silence à de l’indifférence à votre égard. Imputez plutôt cela au fait que je dois travailler très dur pour gagner honorablement ma vie et, malheureusement, ma tâche me retient constamment auprès de l’intendant qui a grande confiance en moi et se dit fort satisfait de mes services.
    Je vous espère tous en bonne santé et je suis votre fils très affectionné.
    Clément

Chapitre 5
Jouer avec le feu
    Une fois de plus, Clément se trouvait devant rien. Il alla noyer sa peine au premier cabaret rencontré sur sa route. Il venait tout juste d’y pénétrer quand un homme qui semblait le connaître l’aborda.
    â€” Ne travailles-tu pas auprès de l’intendant?
    â€” C’était vrai, mais jusqu’à aujourd’hui seulement.
    â€” Comment ça?
    â€” On m’a remercié de mes services, il y deux heures à peine.
    â€” Ah, shit ! s’exclama son interlocuteur. Ce n’est vraiment pas de chance.
    â€” Et pourquoi donc?
    â€” Je comptais te confier une tâche qui nous aurait rendus très