Le mouton noir
habite?â Je le lui ai dit et il est parti sur-le-champ en ma compagnie. Il a frappé à la porte et le bourgeois est venu répondre. Je le revois encore avec sa figure rouge et ses méchants petits yeux de porc.
â Vous avez été très chanceux de tomber sur un homme aussi compréhensif.
â Ce fut en effet ma chance. Il a dit au bourgeois: âAvez-vous gardé le chapeau que cet enfant vous a abîmé?â Lâautre est allé le chercher. Le chapelier lâa pris, lâa examiné et a dit: âCe chapeau ne vaut pas cinq livres.â Une fois de plus, le bourgeois est monté sur ses ergots. âQuâest-ce que vous en savez?â a-t-il craché dâune voix courroucée. âCe que jâen sais? Câest moi qui lâai fabriqué.â
Clément se mit à rire.
â En voilà un, dit-il, qui croyait prendre et se voyait bien pris.
â En effet! Le chapelier a dit: âMonsieur, je vous apporterai dès ce soir un chapeau semblable à celui-ci et le mal sera réparé.â Il a tenu parole, puis il mâa dit: âMaintenant mon garçon, pour me remettre ce que tu me dois, tu vas travailler pour moi.â Câest ainsi que je suis devenu dâabord garçon de courses. Je faisais les moindres commissions et Dieu sait que le chapelier en avait à me confier.
Clément, que ce récit intéressait grandement, dit:
â Quand vous avez vieilli, je présume quâil vous a pris comme apprenti?
â Câest en plein ce qui est arrivé et jâai appris le métier de chapelier auprès de lui. Jâai travaillé là une bonne dizaine dâannées, puis ma mère est morte. Jâétais seul au monde et je désirais travailler à mon propre compte, car au cours de toutes ces années, je nâavais eu quâune idée en tête: fabriquer un chapeau pliable quâil suffisait tout simplement dâaplatir quand on ne sâen servait pas.
â Et vous avez réussi à en inventer un?
â Jâai réussi. Mais jâai eu le malheur de le montrer à mon patron qui sâen est emparé. Il en a fabriqué des centaines et a fait dâimmenses profits, se faisant même passer pour son inventeur. Câest ce qui mâa décidé à le quitter.
â Comment vous êtes-vous retrouvé en Nouvelle-France?
â Par pur hasard. Il nây avait pas un mois que jâavais quitté le chapelier Dumouchel que jâai rencontré un homme qui recrutait pour la Nouvelle-France. Il mâa assuré quâon y manquait de chapelier et que je pourrais me faire là une bonne clientèle. Je me suis embarqué sur un vaisseau et me suis retrouvé à Montréal où, grâce à mes économies, je suis parvenu à acheter lâancien atelier dâun chapelier du côté de Pointe-aux-Trembles. Je mây suis installé et pendant plusieurs années, je suis parvenu de peine et de misère à gagner ma croûte.
â On vous avait sans doute bel et bien menti pour vous attirer ici.
â Dans la vie, nous rencontrons beaucoup plus de menteurs que dâhonnêtes gens. Câest encore un bonimenteur qui a réussi à me convaincre de travailler pour lui. Il me promettait mer et monde. Avez-vous remarqué que dans le mot bonimenteur, il y a le mot menteur? Il sâagissait certes dâun bon menteur. Jâai travaillé pour lui pendant deux ans, uniquement pour ne pas crever de faim. Il promettait toujours de me payer le fruit de mon travail, mais il ne lâa jamais fait et il a disparu de ma vie comme il y était venu.
â Nâétiez-vous pas un peu naïf?
â Quand on est honnête, on nâa pas idée que les autres puissent ne pas lâêtre. Mais après toutes ces années de vaches maigres, voilà quâenfin la chance mâa souri. Un homme que je ne connaissais pas est arrivé un matin à mon atelier. Il a examiné les chapeaux que je fabriquais et mâa dit: âJe pourrais obtenir pour vous un contrat fort alléchant qui pourrait vous permettre de gagner très honorablement votre vie.â
â Vous deviez sans doute vous tenir sur vos gardes.
â Je me méfiais, mais, pour une fois, cet homme ne mentait pas. Il mâa assuré quâil achèterait
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