Le mouton noir
dâinquiéter sa mère en se montrant particulièrement réfractaire à ses conseils et en devenant une jeune femme butée. Isabelle faisait de plus en plus penser à son père au même âge et Marie sâen ouvrit à Justine:
â Tu ne peux pas savoir à quel point elle lui ressemble. Je le vois encore quand mes parents lâont envoyé étudier au Séminaire. Il faisait son désinvolte et est parti la tête haute comme sâil sâenfuyait dâune prison. Pourtant, il avait été choyé et bien entouré au manoir, ne manquant jamais de rien, un peu comme ta fille. Dans son cas, nous avons raison de dire tel père, telle fille.
Marcellin nâétait plus là pour intervenir et faire entendre raison à la jeune fille. Il ne fallait pas non plus compter sur Clément pour jouer ce rôle. Isabelle sâétait mise dans la tête quâil lui fallait briller à tous les bals. Elle y obtenait du succès auprès de tous les jeunes hommes, qui restaient fascinés par sa vivacité dâesprit et lâéclat de sa beauté. Elle savait faire rire, avait réponse à tout et attirait lâattention par ses réparties toujours à point.
Lâété sâavérait une saison propice aux bals champêtres fréquentés par tout ce que Verchères et les environs comptaient de fils de nobles et de bourgeois. Des militaires de passage se joignaient à tout ce beau monde et on dansait des heures durant pour oublier les tracas quotidiens. Isabelle revenait enchantée de ces soirées grandioses. Elle soupirait après lâinstant où, comme la plupart des jeunes femmes quâelle côtoyait, elle pourrait danser au bras de lâélu de son cÅur.
Le mois de juin apporta les premières vraies chaleurs de la saison. Isabelle avait pris lâhabitude de se rendre chaque jour flâner le long du fleuve, non loin du pavillon de chasse où elle sâarrêtait à lâoccasion saluer son père, toujours fort occupé à la production de ses chapeaux. Un beau jour, vers le milieu du mois, elle ne revint pas de sa promenade. Justine sâinquiéta de ne pas la voir paraître au souper. Elle donna lâalerte aux serviteurs, fit prévenir Clément et ne manqua pas dâinterroger Françoise et Marie-Louise.
â Vous nâavez pas vu votre sÅur?
â Non, pas depuis ce midi quâelle est sortie pour sa promenade quotidienne.
â Pourrait-elle sâêtre rendue ailleurs sans prévenir?
â Ce nâest pas dans ses habitudes.
â Aurait-elle eu un malaise, ou subi une blessure qui lâempêcherait de regagner la maison?
Nâobtenant aucune réponse à ses interrogations, Justine organisa une battue du côté du fleuve. Interrogé à savoir sâil lâavait vue, Clément dit quâelle ne sâétait pas arrêtée ce jour-là au pavillon. Que pouvait-elle être devenue? La battue nâayant pas donné de résultat, Justine expédia Abel au fort de Verchères sâenquérir si elle ne sây trouvait pas. Quand il revint en disant que personne ne lây avait vue, ce fut la consternation. Avait-elle été la victime dâune bête sauvage? Les recherches poursuivies avec intensité au cours des jours suivants sâavérèrent vaines. Que lui était-il arrivé?
Appelé à Montréal pour son travail, Clément y mena son enquête. à la demande de Justine, il fit apposer des affiches aux portes des auberges. On y signalait la disparition de la jeune femme en précisant quâune forte récompense serait rattachée à tout renseignement pertinent à son sujet. Au bout dâun mois, il fallut se rendre à lâévidence: Isabelle avait bel et bien disparu et Justine ne sâen consolait pas. Malgré les moustiques abondants en ce temps de lâannée, elle se rendait chaque jour au bord du fleuve, sâattardant obstinément à fouiller les moindres buissons. Elle se consolait en se disant que si sa fille avait été attaquée par une bête, on aurait certainement trouvé quelque part dans les fourrés des lambeaux de vêtement ou de chair. Son cÅur de mère lui disait que sa fille vivait toujours et elle ne désespérait pas de la revoir un jour, souriante et vive, lui
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