Le mouton noir
pour les magasins du roi tous les chapeaux que je fabriquerais. Jâai accepté sa proposition et pendant plus de vingt ans jâai été fournisseur de chapeaux pour le magasin du roi. Je filais le parfait bonheur. Ãa ne pouvait pas aller mieux pour moi. Mais le bonheur des uns semble toujours faire le malheur des autres. On mâenviait. En coulisse, un chapelier a fait si bel et si bien quâil a réussi à convaincre mon marchand de lui confier la confection de chapeaux à ma place.
â Sans doute lui en offrait-il un meilleur prix?
â Peut-être, mais qui sait? Les envieux savent toujours travailler leur monde au détriment de ceux dont ils jalousent le sort. Quand tout va trop bien, je vous le dis, il faut sâattendre au pire. Ce nâest pas long quâon vous fait sauter le tapis de dessous les pieds. Jâai perdu mon contrat et pendant des années, jâai tiré le diable par la queue. Et puis, lââge aidant et la maladie venant, je nâai pratiquement plus été capable de fabriquer de chapeaux. Vous le voyez, mes mains tordues ne sont plus bonnes à rien. Câest ainsi que vous mâavez trouvé. Fort heureusement, je pourrai mourir en paix, car jâaurai transmis mon savoir.
â Soyez assuré, renchérit Clément, que jâapprécie grandement de pouvoir apprendre ce métier auprès de vous. Jamais je nâaurais pensé devenir un jour chapelier. La vie fait parfois de drôles de détours.
â La vie! Elle nous mène toujours par le bout du nez. Jâespère pour vous que ce métier vous donnera la chance de gagner honorablement votre vie. Mais pardonnez au vieillard que je suis les paroles quâil va vous dire: âCâest souvent au moment où la vie semble vous sourire le plus quâelle vous fait sa pire grimace.â
Chapitre 31
Les aléas de la vie
Grâce à ce vieil homme, qui mourut un an à peine après leur association, Clément réussit en deux ans à mettre sur pied un des meilleurs ateliers de chapeaux de castor du pays. On venait de partout pour se procurer des chapeaux de sa fabrication. Il sâétait adjoint deux apprentis et produisait tout près de mille chapeaux par année. Toute sa vie était désormais consacrée uniquement à cette tâche. Ses filles lui rendaient souvent visite et parfois, Justine passait le voir. Il ne manquait jamais de lui dire:
â Ma mie, tu voulais que je me consacre à un travail honnête. Vois toi-même! Tout ce que jâaccomplis lâest parfaitement. Mes chapeaux sont dâauthentiques chapeaux de castor. Je pourrais tricher et en fabriquer de faux tout en les vendant au même prix que les vrais. Je ne tricherai jamais plus, je te le promets.
â Ces paroles tâhonorent. Qui sait, lorsque nos filles nous auront quittés, si je ne te reviendrai pasâ¦
â Ce que tu me dis là me va droit au cÅur.
â Mais pour le moment, mon mari, si tu te voyais, tu saurais pourquoi je ne suis guère attirée vers toi.
Clément ressemblait davantage à un homme de Cro-Magnon quâau beau jeune homme fier quâelle avait connu. Il était sale et mal fagoté, la barbe crasseuse, tout comme le reste de sa personne, et il habitait dans une bauge. Le pavillon de chasse donnait lâimpression dâêtre une soue à cochon. Tout y était en désordre et les odeurs qui provenaient de lâatelier levaient lever le cÅur. Justine lui répétait quâil ne saurait la reconquérir que le jour où il se donnerait la peine de prendre visage plus humain.
â Tu possèdes maintenant suffisamment de sous pour bien vivre. Pourquoi ne viendrais-tu pas avec nous au manoir plutôt que de rester dans ce taudis?
â Je ne mettrai jamais les pieds au manoir et tu sais bien pourquoi. Tant que ma sÅur y habitera, tu ne me verras jamais sous le même toit.
â Marie est une bonne personne qui ne ferait pas de mal à une mouche. En quoi tâa-t-elle offensé pour que tu la traites de la sorte?
â Elle a toujours manÅuvré pour attirer lâattention de mes parents et elle a gagné, puisque le manoir lui appartient. Je nâaime pas les intrigantes.
â Dis plutôt quâau contraire de toi, elle a toujours été attentive au bien-être de tes
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