Le neuvième cercle
entendîmes le souffle et les pas de Stephan qui nous bouta hors du wagon. Nous avons roulé jusqu’en bas de cette décharge avec les pierres, les planches. Trente secondes après, nous étions sur la route. Mon ami Pagès avait remarqué en contrebas un petit sentier qu’il avait bien repéré à la mauvaise saison : la végétation étant bien moins fournie. Pagès était un montagnard de Prats de Mollo, petit village proche de la frontière d’Espagne. Il avait vu juste. Je pense que nous avions commencé l’escalade depuis trois minutes à peine quand nous avons entendu les premiers hurlements signalant notre évasion. Ça criait de partout. Au bout d’un quart d’heure, nous commencions à entendre les camions monter dans le col, chargés de S.S. Aboiements de chiens. Nous allions au-delà de nos forces pour grimper le plus vite possible, haletant et tombant assez souvent. Au bout d’une demi-heure, nos galoches étaient hors d’état. C’était une poursuite éperdue : non seulement nous n’avions que quelques minutes d’avance, mais les S.S. connaissaient exactement la direction prise, ils étaient, pour la plupart, jeunes et aguerris, aidés de chiens. D’autres montaient dans le col pour nous couper la route. Nous avions l’impression que nos poursuivants se rapprochaient de nous. Nous avions perdu quelques objets en route, entre autres, Pagès et moi, une serviette que nous nous étions mise dans le dos pour nous préserver du froid. Cette grimpette fut hallucinante. Vers 6 heures, après presque deux heures à croupetons, nous arrivions à proximité de la petite baraque où devaient nous attendre les partisans, la nuit précédente. Il commençait à faire jour. Nous nous encouragions mutuellement. Je me retournai. J’aperçus le camp et distinguai tous nos camarades en rang dans la cour xliii . Tout à coup, Pagès s’écroula, livide. Sur les genoux, incapable de dire un mot, incapable de se relever. Il avait fait le forcing effréné depuis le départ. Et, désagréable surprise, sur un rayon de 130 mètres autour de la petite baraque, il n’y avait pas du tout de végétation. Tout juste un petit arbuste de-ci de-là. Nous étions à découvert, à 300 mètres sur la gauche, un monticule complètement dénudé marquant la frontière autrichienne. Les camions avaient dû éparpiller leurs troupes à 100 mètres du poste-frontière. S’ils arrivaient sur ce monticule pendant que nous traversions cette clairière, avec leurs fusils mitrailleurs ils allaient nous tirer comme des lapins.
— Malgré nos exhortations, Pagès ne bougeait plus de sa position à genoux, à demi inconscient. Nous l’agrippâmes et nous le traînâmes jusqu’en haut de la montagne. C’était au grand jour. L’autre versant était déjà abrupt, presque uniquement de la roche. Nous nous précipitâmes dans cette obscurité en dévalant sur le derrière, sur le côté, presque jamais sur nos jambes. Arrivés en bas, la végétation était très dense. Nous nous mîmes à escalader la paroi droite le plus longtemps possible, le plus haut possible, puis nous nous sommes écroulés, cachés dans les feuillages. Nous avons récupéré. Nous étions aux aguets. Nous n’entendions plus rien. Le calme complet. Les sauvages devaient ratisser l’autre versant, ne pensant pas qu’avec si peu d’avance nous étions déjà passés au sommet.
— Après deux bonnes heures de repos, toujours dans le plus parfait silence, nous avons commencé notre descente. Selena et Janko nous avaient indiqué que, quand nous serions sur l’autre versant, il y avait un sentier sur la droite. Nous devions le suivre et c’est dans cette direction que nous trouverions des partisans. Nous avons cherché ; pas très longtemps je l’avoue, et n’avons pas trouvé de sentier. Nous sommes alors descendus carrément sur un petit chemin encaissé entre deux montagnes et nous sommes allés de l’avant. À chaque pas nous avions l’impression de semer davantage nos poursuivants. C’était une erreur. Très vite nous aperçûmes une fermette, à 30 mètres sur la gauche, nichée dans les arbres et la verdure. Elle était minuscule. Bref colloque, nous décidâmes de ne pas nous y aventurer. Il était 10 heures. Nous avions mangé quelques mûres. Le chemin était parfaitement plat et, comme personne ne devait y passer, il y avait beaucoup d’herbe, ce qui ménageait nos pieds en piteux état. Cette longue marche dura
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