Le neuvième cercle
habitants de la fermette étaient hostiles. Nous fîmes irruption au milieu de trois personnes, un couple de gens âgés et une fillette de quatorze à quinze ans. Nous étions chez des amis. Il nous ont donné un bac de pommes de terre cuites, du lait, du pain. Quel festin ! Ils nous inspectaient avec une grande tendresse dans le regard, nous dénichèrent quelques paires de chaussures acceptables. À leur grande joie, mes deux amis purent se chausser. Aucune ne dépassait la pointure quarante. Je chausse du grand quarante-cinq. J’étais navré. J’avais les pieds douloureux et en sang. Il me restait une galoche qui me gênait et me blessait. À partir de ce moment-là un long calvaire commença. Je mis des chiffons autour de mes pieds, j’entourai tout ça avec un bout de sac et ce fut le départ d’une croisade de deux mois, par neige, pluie, glace, à 1 000, 1 500 mètres d’altitude, ainsi chaussé. Et, en permanence, en montagne…
— Notre repas de roi terminé, je m’adressai à la jeune fille et lui demandai : « Où sont les partisans ? » Elle me répondit en allemand : « Ils étaient là hier, mais je crois savoir où ils sont. Attendez-moi, je vais aller voir. Dans une heure je serai de retour. » Et elle s’en fut. Au bout d’un quart d’heure, méfiants comme nous étions : « Pourvu qu’elle n’aille pas nous trahir. » Avisant une petite baraque à foin, à une soixantaine de mètres, nous nous y sommes réfugiés, guettant en permanence le retour de la petite, nos yeux rivés dans la direction prise. Le vieux, qui avait remarqué notre manège, faisait de grands gestes que j’interprétais comme rassurants. Après trois quarts d’heure d’attente, la petite revint seule : « J’ai trouvé les partisans. Venez ! » Je crois bien que nous avons embrassé le vieux couple, puis nous avons emboîté le pas à notre petit ange. Elle nous conduisit jusqu’à un sentier. Le fameux sentier en question que nous n’avions pas trouvé la veille. Nous étions cependant passés à proximité. Mais les premiers mètres étaient parfaitement dissimulés. Nous avons marché ainsi, sans mot dire, contractés, anxieux, pendant une demi-heure. Tout à coup, à un détour, un fusil mitrailleur, deux hommes habillés en allemand. Nous étions cloués sur place, le cœur tapant à grands coups. « Nous sommes marrons ! » À deux doigts de prendre la fuite, les hommes nous ont fait un geste amical, ont souri devant notre désarroi. Nous avons remarqué l’étoile rouge sur leurs revers et sur le calot. À 50 mètres, tout le bataillon de partisans parmi lesquels ceux qui nous avaient attendus la nuit du 15 au 16, près de la petite baraque. Grandes tapes, félicitations. Ils nous regardaient comme des bêtes curieuses, des gens d’un autre monde. Ce que nous avons ressenti à ce moment-là, je me sens incapable de le décrire. Une joie immense. On riait comme des enfants. Oubliés la fatigue, les épreuves, le calvaire. Nous vivions à la minute, avec des partisans armés autour de nous. Nous en avions tant parlé de ces partisans. Nous en avions rêvé.
— Nous avons été reçus vers le soir par l’état-major : commandant, capitaine, commissaire politique. Nous fûmes félicités. C’est à ce moment que nous leur avons demandé de combattre avec eux, dans cette région, non loin de nos camarades du camp afin de rester, le plus possible, près d’eux pour parer à toute éventualité. J’ai posé la question : « N’envisagez-vous pas la délivrance du camp ? » Ce fut un tollé de tout l’état-major : ça n’avait jamais été envisagé (heureusement que mes camarades n’ont jamais pensé à pareille réponse, c’est tant mieux car nous vivions tous dans l’espoir de cette délivrance et d’une attaque des partisans).
— Les Yougoslaves avaient raison. D’abord le camp était défendu comme une véritable forteresse, S.S. et S.S. Polizei dotés d’un armement formidable ; non seulement dans une attaque il y aurait certes des victimes parmi les Allemands mais beaucoup de déportés y auraient laissé leur peau. Nos baraques n’étaient pas isolées de celles des S.S. « Ensuite, me dirent-ils, nous allons sacrifier une bonne partie de nos hommes pour avoir quoi ? Seuls quelques-uns pourront faire des soldats et les autres, dans l’état physique où ils sont, vêtus et chaussés de façon dérisoire… Le peu qui échapperaient au massacre
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