Le neuvième cercle
jusqu’à 6 heures du soir environ. Tout à coup nous entendîmes des voix. Je m’approchais tout doucement. On parlait allemand. C’était une famille qui prenait le repas du soir dans son jardin. Désastre ! Nous étions en Autriche. Il y eut quelques instants très pénibles. Nous nous rappelions que cette mésaventure était arrivée à un Polonais, évadé du Loibl-Pass comme nous… Les Autrichiens l’avaient remis aux S.S. Ceux-ci l’avaient promené dans nos rangs, lui faisant sans arrêt répéter : « Je suis de retour parmi vous. » C’était dramatique ! Ils l’ont martyrisé et exécuté. Ce passage en Autriche n’arrangeait pas nos affaires. Il ne restait qu’à s’éloigner rapidement de cette maison. Encore deux heures de marche très, très prudente.
— À la nuit tombante, nous avons aperçu à environ 300 mètres, une dame avec sa petite fille. Elles tenaient un panier. Peut-être cherchaient-elles des champignons ? Quand elles aperçurent les trois pauvres hères, déchirés de partout, avec ce qui restait de notre costume rayé, répugnants de saleté, après nous avoir fixés pendant dix secondes, d’un même élan, elles se mirent à courir, à courir comme terrorisées : « Vite, grimpons dans la montagne au plus haut, au plus vite. Elles vont donner l’alerte et nous sommes cuits. »
— Après un quart d’heure d’escalade très pénible, nous étions morts de fatigue, douloureux. Je me retournai. J’aperçus la femme et sa petite fille qui rentraient dans une grande bâtisse blanche. C’était la gendarmerie. Nous nous sommes dissimulés. Grand branle-bas ; les gendarmes s’agitaient. Ce fut un nouveau départ, au plus haut. Heureusement, la nuit tombait. Nous entendions les cris qui se rapprochaient, les aboiements des chiens. Nous eûmes le coup de pompe, avec Pimpaud, à peu près au même moment. Nous nous abritâmes dans les fourrés et restâmes là, tapis dans l’ombre, anxieux, vidés de nos forces. Pagès, qui avait récupéré et était un fameux montagnard, grimpait plus haut. Nous commencions à envisager, avec Pimpaud, la manière à employer pour ne pas mourir sans nous défendre. Pauvres bougres ! Nous étions complètement cuits. Je suis sûr qu’à un moment l’un de ces gendarmes n’était pas à plus de 50 mètres de nous. Je me rappellerai longtemps la phrase de Pimpaud : « Nous sommes cuits. Ces maudits chiens ! J’ai connu un gars qu’ils ont repris. Ils avaient suivi sa trace pendant de nombreux kilomètres et sont allés jusqu’au pied de l’arbre où il était perché. » Je pensais comme lui. Quelle angoisse ! Il faisait maintenant nuit noire. Ça se rapprochait toujours. Aboiements. Voix s’interpellant. Ils étaient là, pas loin de nous. Que pensaient-ils alors ? La nuit les avait sûrement stoppés. Le calme revint petit à petit. Ouf ! Et là, dans le froid, nous sommes restés, allongés. Nous avons dû dormir plusieurs heures. Réveillés à peu près en même temps ; un bruit insolite, des pierres qui roulaient. Nouvelle anxiété. C’était Pagès, sorti de sa cachette, un étage au-dessus. Pas de grands discours. Il fallait sortir vite de cet endroit. Les recherches allaient reprendre dès les premières lueurs du jour. Nous étions transis. Les nuits sont fraîches en montagne, déjà à cette époque. Nous avons marché très prudemment, sans bruit et avons décidé de reprendre la route que nous avions parcourue la veille, puisque nous avions la certitude d’être en Autriche. Mais en évitant le chemin, à travers les broussailles. Au lever du jour, nous étions bien éloignés de notre cachette nocturne. C’est alors que j’eus, à mon tour, un coup de pompe mémorable : je tombais tous les 10 mètres, dans les escalades, et je me laissais glisser dans les descentes. Je suis peut-être tombé cent fois. J’avais connu pareille mésaventure à proximité de la boucle de Shaffouse, en novembre 1941, quand je me suis évadé par les égouts du Stalag V B à Vahingen. Mes camarades m’encourageaient sans cesse ; puis vint une partie moins accidentée. Je récupérais. Rien à l’horizon, aucun bruit, seulement le chant des oiseaux. Nous arrivâmes, ainsi vers sept heures, à proximité de la petite fermette, entrevue la veille. Petit conseil de guerre. Nous avons, après un instant de réflexion, décidé de manger coûte que coûte, autrement dit d’employer les grands moyens si les
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