Le Pacte des assassins
d’avenir : ou bien nos ennemis nous
pendront, ou bien les nôtres nous fusilleront. »
Julia avait donc fui les Russes et Isabelle
Ripert ne l’avait retrouvée qu’à Paris, en 1949, au moment du procès intenté
par Victor Kravchenko à l’hebdomadaire communiste Les Lettres françaises.
— Elle était
le témoin de Kravchenko, raconte Isabelle, et moi j’étais dans l’autre camp, mais,
le soir, nous nous retrouvions ici, nous restions assises l’une en face de l’autre,
nous tenant les mains comme autrefois, dans le baraquement, quand nous puisions
l’une en l’autre l’énergie de survivre, quand cette fraternité qui unissait nos
mains était notre seule source d’espoir.
« Après, le lendemain, Julia me quittait
et s’en allait assister à l’audience, et moi je recevais Alfred Berger qui me
mettait en garde contre elle. Il prétendait que les services de renseignement
américains avaient recruté Julia, tout comme ils payaient Kravchenko, et il me
répétait que moi, fille de maître François Ripert, sœur de Henri Ripert, deux
héros communistes, moi, la déportée de Ravensbrück, celle que l’Armée rouge
avait libérée, ne pouvait pas trahir les siens, “les nôtres”.
Isabelle Ripert avait flanqué Alfred Berger à
la porte.
— En ce temps-là, je marchais, j’étais
capable de me battre, de frapper, et Berger n’est plus jamais revenu.
Tout à coup, elle a
fermé les yeux, s’est tue un long moment et j’ai été aussi ému que lorsque j’avais
rencontré pour la première fois Julia Garelli-Knepper. Ces deux femmes-là, les
bourreaux qui s’étaient acharnés sur elles pour les briser n’avaient réussi qu’à
les rendre aussi résistantes que du métal forgé.
J’ai prononcé quelques mots, expliquant
quelles tâches m’avait confiées Julia Garelli et comment, depuis sa mort, je m’en
étais acquitté. Mais, au point où j’en étais parvenu, il me fallait…
Isabelle Ripert m’a interrompu :
— Que voulez-vous ?, m’a-t-elle
demandé d’une voix plus grave, dure, chargée de défiance.
Avant que j’aie pu lui répondre, elle a
continué à parler, les yeux toujours clos.
Elle avait vu à Ravensbrück des femmes
généreuses, des communistes allemandes qui avaient résisté à la torture, et qui,
brusquement, après quelques jours de camp, devenaient les servantes des
assassins, endossaient l’uniforme des kapos, frappaient les déportées à coups
de nerf de bœuf, les tuaient en martelant leurs corps avec les talons de leurs
bottes.
— J’ai vu ce qu’on peut faire de l’homme,
et comment, pour sauver sa peau, pour un morceau de pain, une louche de soupe, on
oublie l’idéal et on redevient barbare. Mais quoi ! Faudrait-il ne plus
espérer ?
Ç’a été presque un
cri.
Elle n’a pas renoncé à l’idéal, a-t-elle
repris, et rien ne pourrait l’y contraindre. On aurait beau lui présenter
toutes les preuves, elle n’avait nul besoin de les examiner. Elle les
connaissait et ne les contestait pas. Elle savait bien que Julia ne lui avait
pas menti, que ce qu’elle racontait de l’arrestation et de la disparition de
Heinz Knepper, de celles de Thaddeus Rosenwald, de la vie dans le camp de Karaganda,
au milieu des steppes, aux confins de la Chine, était vrai !
Mais qu’est-ce que cela changeait à l’espoir
de justice, à cette volonté qui s’était incarnée dans le dévouement, le
sacrifice de millions d’hommes ?
Elle a rouvert les
yeux et a évoqué la vie de son frère Henri, étudiant en philosophie, manifestant
avec une poignée d’autres étudiants, parmi eux beaucoup de communistes, le 11
novembre 1940, sur les Champs-Élysées, et essayant d’atteindre l’Arc de
triomphe. C’était plusieurs mois avant l’entrée en guerre de l’URSS, en juin
1941. En 1942, on avait arrêté Henri qui venait d’être reçu à l’agrégation de
philosophie, et sans doute l’avait-on tant torturé qu’on ne l’avait plus jamais
revu, pas même dans le couloir d’une prison. Abattu alors qu’il tentait de s’évader,
avaient expliqué les autorités allemandes.
Quelques mois plus tard, c’était son père qu’on
allait abattre. On l’avait retrouvé tué d’une balle dans la tête, à l’orée du
bois de Vincennes, sans doute jeté là d’une voiture. Après, ç’avait été le tour
d’Isabelle d’être arrêtée.
— Julia, a
poursuivi Isabelle Ripert, ne m’a jamais demandé de renier les miens,
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