Le Pacte des assassins
Ravensbrück. Notre fraternité dans la souffrance rend nos
divergences politiques dérisoires. Nous ne les évoquons pas. Elle me réconforte.
Elle me parle de son père, maître François Ripert, qui a bien connu Alfred
Berger. Mais elle refuse de s’attarder à parler de ce dernier, bien qu’elle
soit – c’est un mystère pour moi – politiquement proche de lui, et donc hostile
à Victor Kravchenko.
Mais, me dit-elle, il faut se détourner d’hommes
comme Berger. Ce sont des sables mouvants. On croit marcher sur un sol ferme, et,
subitement, on s’enfonce, ils vous engloutissent.
C’est pour cela qu’elle n’a jamais voulu lire
les Mémoires de son père, qu’il a terminés peu avant sa mort en janvier
1944. Elle devine qu’ils sont pleins d’hommes pareils à Berger, et d’Alfred
Berger lui-même. À quoi bon les lire ? Elle préfère le souvenir de son
père à l’évocation de ses activités politiques qui lui ont coûté la vie et qui
sont aussi à l’origine de la mort de son fils, le frère d’Isabelle, Henri.
— À quoi bon ?, a-t-elle répété. N’avons-nous
pas tout appris, au camp, de ce dont les hommes sont capables ? Avons-nous
besoin de nouvelles preuves de leurs turpitudes et de leur cruauté, ou de leur
générosité et de leur héroïsme ? Tout n’est-il pas dit depuis les premiers
temps sur l’entremêlement du Bien et du Mal, sur la vie d’Abel et de Caïn ! »
Je n’ai assurément
pas la sagesse d’Isabelle Ripert.
Et je n’ai eu de cesse de lire les Mémoires de maître François Ripert, l’avocat d’Alfred Berger dans les années 1920.
21.
J’ai donc rencontré Isabelle Ripert.
Elle était assise dans un grand fauteuil noir,
les mains cramponnées aux accoudoirs, la nuque raide, le dos droit, les jambes
enveloppées dans un plaid.
Elle ne pouvait plus se mouvoir, le corps déjà
serré par la poigne de la mort.
Mais, dans son visage exsangue, creusé et
griffé par les douleurs, les yeux étincelaient de vie et de volonté.
Il émanait d’elle une énergie semblable à
celle qu’irradiait Julia Garelli-Knepper.
En me souvenant de Julia, déjà morte depuis
une douzaine d’années, j’ai eu l’impression qu’Isabelle Ripert était sa sœur
cadette.
Aussi intraitable et déterminée qu’elle.
Elle s’est mise à
parler d’une voix limpide, me racontant qu’elle devait d’avoir survécu à la
déportation au camp de Ravensbrück à l’intrépide, l’inconscient courage de
Julia qui avait osé plusieurs fois défier les SS, les kapos, obtenir qu’elle
fut admise à l’infirmerie, puis, quand le commandant du camp avait décidé d’exécuter
toutes les prisonnières malades parce qu’il fallait évacuer Ravensbrück, Julia
avait réussi à l’arracher à la mort, à la cacher dans un baraquement, puis à la
soutenir durant cette marche de plusieurs jours au long de laquelle les SS
tuaient toutes celles qui s’arrêtaient. Puis, un « beau jour », les
nazis avaient disparu et les Soviétiques étaient arrivés.
— Nous avons été sauvées, libérées par l’Armée
rouge, a conclu Isabelle Ripert.
Elle a souri, fermant à demi les yeux comme
pour mieux revivre ce moment où les déportées avaient compris qu’elles avaient
échappé à l’enfer, même si la mort allait encore poursuivre son œuvre, agrippée
à ces silhouettes dont les os perçaient la peau.
Isabelle Ripert a ajouté d’une voix déterminée :
— J’ai survécu grâce à Julia – de nouveau
elle a souri – et à Staline !
D’une mimique elle m’a défié du regard puis, avant
que je puisse proférer un mot, elle a commencé à raconter qu’elle n’avait
jamais voulu oublier cette journée-là, ce « beau jour », quand les
soldats de l’Armée rouge, ceux-là mêmes qui avaient déjà renversé les barbelés
de Treblinka et d’Auschwitz, avaient tenté de les soigner, de les nourrir – et
elle les avait vu pleurer.
Cependant, elle
connaissait le destin de Julia.
Dans les baraquements, ou bien marchant côte à
côte entre les aboiements des kapos et des chiens, elles avaient eu le temps d’échanger
les récits de leurs vies.
Julia lui avait confié que si les SS ne la
tuaient pas, les agents des « Organes », les hommes du NKVD le
feraient, car les uns valaient les autres. Elle avait répété la prophétie de l’un
de ses camarades tués depuis lors, Thaddeus Rosenwald : « Nous n’avons
en réserve que deux possibilités
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