Le Pacte des assassins
mon frère,
mon père, ni leur idéal communiste qu’aucune boue, aucune perversion ne pourra
ternir.
J’ai voulu lui
répliquer. Elle m’a interrompu, irritée. Elle voulait me réciter quelques vers
d’Aragon extraits de ce poème intitulé Le Nouveau Crève-Cœur.
Elle savait tout ce dont on pouvait accabler
Aragon, mais il avait écrit ceci qu’elle se répétait presque chaque jour comme
une prière :
« C’est déjà
bien assez de pouvoir un moment
Ébranler de l’épaule à sa faible manière
La roue énorme de l’Histoire dans l’ornière
Qu’elle retombe après sur toi plus
pesamment
Car rien plus désormais ne pourra jamais
faire
Qu’elle n’ait pas un peu cédé sous la
poussée
Tu peux t’agenouiller vieille bête blessée
L’espoir heureusement tient d’autres dans
les fers. »
Que pouvais-je rétorquer
à cela ? Qu’il y a loin de la poésie à la réalité et que cette roue énorme
de l’Histoire avait écrasé des dizaines de millions d’hommes, de femmes, d’enfants
qui avaient voulu l’ébranler, la soulever, et ils avaient agonisé dans les
cellules de la Loubianka ou dans les
sables de Karaganda. L’utopie était devenue meurtrière, le révolutionnaire, un
bourreau.
Mais j’avais la gorge trop serrée pour parler,
et comment aurais-je osé contester Isabelle Ripert, moi qui n’avais connu qu’un
versant du siècle, sa seconde moitié, celle où, sur notre continent, la
barbarie avait semblé reculer ?
Je me suis donc tu, tenté pourtant de parler à
Isabelle Ripert de ce livre que j’avais écrit, Les Prêtres de Moloch, et
de celui que j’avais en cours, bâti à partir des archives et des carnets de
Julia Garelli-Knepper, et c’est pour le continuer que j’avais besoin de lire
les Mémoires de maître François Ripert.
— Que
voulez-vous ?, m’a demandé Isabelle Ripert.
Puis, sans me laisser répondre, elle m’a
indiqué qu’elle avait déposé aux
Archives nationales, en 1946, le manuscrit des Mémoires de son père avec
interdiction de le communiquer à qui que ce soit pendant une durée de soixante
années, prolongées si elle était encore en vie après cette date.
— Je vis, a-t-elle dit.
J’ai baissé la tête.
Je n’ai pas eu le courage d’insister. Mais, croisant
son regard, j’ai eu le sentiment qu’elle attendait de moi que je la convainque.
Alors je me suis souvenu de l’une des
premières phrases que Julia Garelli-Knepper avait prononcées après m’avoir
confié le secrétariat de sa Fondation et ouvert la porte du sanctuaire de ses
archives : « Prenez la vérité pour horizon, David, m’avait-elle dit. Que
rien de vous arrête. Ne nous trahissez pas, nous qui sommes morts. »
Puis j’ai voulu citer les titres des deux
livres que Julia avait écrits.
J’ai murmuré le premier : Tu leur
diras qui je fus, n’est-ce pas ?
Mais c’est Isabelle Ripert qui a chuchoté le
second : Tu auras pour moi la clémence du juge.
Trois jours plus
tard, j’ai pu commencer à lire les Mémoires de maître François Ripert.
22.
Un homme, François Ripert, était là, qui
criait.
J’ai entendu sa voix brisée, son souffle
haletant.
Il disait : « Ils ont tué mon fils, je
n’ai pas su le protéger, l’avertir. Je l’ai laissé sans défense parce que je n’ai
pas osé m’avouer que j’étais le complice d’une imposture criminelle, et que les
hommes dont j’avais clamé qu’ils étaient des héros n’étaient que des assassins.
Ainsi je leur ai livré mon fils. J’ai accompli
cet acte infamant.
Ma vie n’est qu’un cloaque. Et je n’en peux
plus de m’y vautrer. Le temps est venu de rendre des comptes. Il faut que je
parle… »
François Ripert
écrivait agenouillé, le cahier posé sur une caisse, dans la cave où il s’était
réfugié. Une bougie éclairait faiblement la page sur laquelle il traçait au
crayon, d’une main crispée, ces mots tremblés, difficiles à déchiffrer. Les
premières lettres étaient complètement formées, les dernières, au contraire, n’étaient
plus que des bribes qu’il fallait rapprocher si l’on voulait comprendre le mot.
« Quand j’aurai terminé de rapporter ce
que je sais, continuait François Ripert, je sortirai de ce trou. Ils m’attendent.
Les uns pour se saisir de moi, me faire parler ; les autres, pour me
réduire au silence.
Ceux-ci seront les plus rapides, parce qu’ils
me haïssent, parce qu’ils ont compris que je ne suis plus
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