Le Pacte des assassins
s’était demandée si elle ne devait pas le
brûler, car elle avait décidé d’emblée de le garder secret.
En ces temps de Libération, de sacre de la
Résistance communiste, et avec ce qu’Isabelle pensait devoir à l’Armée rouge, elle
ne se sentait pas la force de devenir une hérétique, de faire entendre un cri
de discorde alors qu’on prêchait l’Unité.
Et tant pis s’il s’agissait du cri de vérité
de son père ! Il était arrivé à Isabelle de penser que si c’était en effet
l’Équipe spéciale d’Alfred Berger qui avait tué son père, le Parti avait
peut-être eu de bonnes raisons d’agir de la sorte. Et si le Parti s’était
trompé, pouvait-on, compte tenu des circonstances de la guerre clandestine, l’en
accabler ?
Et le Parti avait habilement joué avec
Isabelle comme s’il avait deviné qu’il fallait l’étouffer sous les honneurs. On
l’avait couverte d’éloges. On avait multiplié les cérémonies à la gloire de
Henri et de François Ripert, héros de la Résistance communiste. On avait poussé
Isabelle Ripert sur les tribunes. Elle était la déportée, la survivante, elle
aussi héroïque, la sœur et la fille digne du frère et du père.
Elle avait inauguré des noms de rue, d’avenue
ou de place. Et Alfred Berger lui avait même proposé, au nom du Secrétariat du
Parti, d’être candidate aux élections législatives. Le Parti avait besoin d’héroïnes
incarnant et symbolisant, face aux calomniateurs, la résistance du « Parti
des fusillés », le grand Parti communiste français.
Isabelle Ripert
avait refusé. Elle avait passé une licence de philosophie, réussi à l’agrégation
– c’était un geste de fidélité à la mémoire de son frère Henri –, puis elle
avait enseigné au lycée Arago.
Silencieuse et attentive, elle participait aux
réunions de la cellule communiste. On louait sa modestie. Les quelques
professeurs anticommunistes du lycée la respectait. Elle avait beaucoup
souffert, disaient-ils. En fait, plus qu’une communiste, c’était une humaniste.
Elle n’avait confié à personne qu’elle avait
déposé aux Archives nationales un cahier de souvenirs de son père, mais
interdit sa consultation.
Alfred Berger avait questionné Isabelle dans
les semaines qui avaient suivi son retour à Paris.
— Il n’a rien laissé ?, avait-il
demandé. Ce pourrait être précieux, pour le Parti.
Elle avait appris au camp à maîtriser ses
émotions, à cacher aux kapos et aux SS sa peur, ou un croûton de pain qu’elle
avait volé, ce qui valait condamnation à mort.
Alors elle était restée impassible face à
Alfred Berger, comme quelqu’un qui ne comprend même pas la question qu’on lui
pose, et il l’avait embrassée, serrée contre lui.
— Tous les trois, vous êtes la fierté et
la gloire du Parti, avait-il dit. Le nom de Ripert, il faut que tout le peuple
de France le connaisse !
Elle avait repoussé Berger, desserrant son
étreinte, protestant qu’il l’étouffait.
23.
Je n’ai pas revu Isabelle Ripert.
La mort l’a saisie avant que j’aie pu l’interroger
et peut-être l’accuser de complicité passive avec des assassins.
Car elle s’était tue.
Elle avait enterré aux Archives nationales les
révélations que contenait le manuscrit de son père, et donc étouffé le cri de
colère et de désespoir qu’il avait poussé avant d’être tué.
Avec l’innombrable foule des « croyants »
et des dupes, mais sans l’excuse de l’ignorance et de la naïveté, elle avait
ainsi permis que, des décennies durant, se perpétue le Grand Mensonge.
Elle avait refusé de joindre sa voix à celle
de sa camarade de camp Julia Garelli-Knepper.
Elle s’était rangée, silencieuse, aux côtés d’Alfred
Berger, l’organisateur des Équipes spéciales d’assassins qui, dès les années
1930, étaient chargées de liquider tous ceux qui s’opposaient à la mise en
œuvre des projets de Staline.
Et ces tueurs les avaient traqués dans toute l’Europe,
à Paris comme à Barcelone, sur les bords du lac Léman ou à Bruxelles, et ils avaient brisé le crâne de Trotski d’un
coup de piolet, au Mexique, mais c’est à Paris que le complot contre le grand
adversaire de Staline s’était noué. Et Alfred Berger avait participé à la
préparation de ce meurtre.
Jusqu’à ce que je lise le cahier griffonné par
François Ripert, je n’avais pas imaginé ce grouillement criminel, cet
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