Le Pacte des assassins
chanteurs de
Moscou.
Quels actes avait-il accomplis pour que
Piatanov, Trounzé, les agents des « Organes » et des Services, et, au-dessus
d’eux, Staline aient barre sur lui, le « tiennent » ?
La recherche de la réponse à cette question
devint pour moi une quête obsessionnelle.
Alfred Berger était
mon origine. Je portais son nom. J’avais passé des mois à recomposer le puzzle
de sa vie. Et j’étais fier de mon récit.
L’abîme de sa naissance, cette vie d’emprunt
dont on lui avait fait l’aumône expliquaient – avais-je cru et écrit – ses
révoltes, son engagement, ses fidélités, ses haines, ses bassesses et ses
lâchetés.
Je lui avais ainsi accordé des circonstances
atténuantes, et ma raison en était apaisée.
J’avais même élaboré une théorie selon
laquelle les fanatiques – Torquemada, Robespierre, ou « mon » Alfred
Berger – étaient tous des hommes blessés dans leur enfance, des fous de douleur,
prêts à tout pour trouver un peu d’apaisement et de répit.
Exercer le pouvoir, martyriser les autres les
calmaient.
Mécanique par trop simpliste !
Les quelques mots de Willy Munzer m’en ont
tout à coup convaincu.
Et j’ai eu le sentiment de m’être laissé
égarer dans l’un de ces labyrinthes où se perdent les intrus, les pillards, les
profanateurs qui ne parviendront jamais à la salle funéraire et ne découvriront
jamais, dans le sarcophage, le visage de la momie.
Or rien, dans les carnets de Julia
Garelli-Knepper, ne m’avait permis de trouver la salle sacrée ou même de
regagner l’air libre, d’échapper à l’enfouissement.
J’avais suivi Julia
qui avait erré en vain, comme moi : son journal de 1935 – puis, presque
dans les mêmes termes, celui de 1936 – rapportait qu’elle s’était heurtée au
silence de Willy Munzer lorsqu’elle l’avait interrogé, lui demandant de « raconter »
ce qu’il savait d’Alfred Berger.
« Willy Munzer
se dérobe quand je lui rappelle ses propos, écrit-elle en 1935. Il hausse les
épaules. À l’entendre maintenant, Alfred Berger est “tenu” comme nous le sommes
tous, ni plus ni moins. Nous avons chacun nos chaînes. Et, ajoute-t-il, ce n’est
ni le moment de les dénoncer, ni celui de les briser.
Alfred Berger serait devenu, m’explique-t-il, un
pion essentiel dans la nouvelle stratégie de Staline. Mais il ne m’en dit pas
plus.
Les bribes de confidences que j’arrache à
Piatanov, ce que je lis, et, une fois la gangue du langage officiel brisée, ce
que j’entends du frémissement de “la source”, puis les analyses de Heinz
Knepper et de Thaddeus Rosenwald, tout cela me permet de comprendre ce qu’est
ce fameux “nouveau cours”, le tournant que Staline vient de prendre.
Fini, le social-fascisme ! L’heure est à
l’unité d’action avec les socialistes, les républicains, aux fronts populaires,
et Alfred Berger est chargé, à Paris, de transmettre ces nouvelles directives
et de surveiller leur application.
Les rapports qu’il a fait parvenir au
Komintern sur les réticences – ou plutôt les initiatives personnelles – de
Jacques Miot, ont conduit à la mise à l’écart de ce dernier.
Mais, loin de s’incliner, de quitter la scène,
Miot gesticule, tonitrue, crée son parti populaire, attaque, en citant son
expérience de dirigeant, le Parti communiste, l’accuse de n’être qu’un rouage
de la politique soviétique et d’être financé par l’“or de Moscou”.
La formule est triviale, mais vraie.
Je sais que Thaddeus Rosenwald se rend
régulièrement à Paris, muni de son passeport établi au nom de Samuel Stern, diamantaire.
J’ai exposé ce que j’ai compris de la nouvelle
orientation de l’Internationale à Willy Munzer qui me caresse la main, puis la
joue comme on calme une enfant :
— La marche de la révolution a peut-être
repris, me dit-il. Utilisons les hommes tels qu’ils sont. Il ne te sert à rien
d’en savoir davantage à propos d’Alfred Berger. »
Mais l’homme
continue de mettre Julia Garelli mal à l’aise, de l’intriguer :
« La
transformation d’Alfred Berger me fascine, écrit-elle encore en 1935. Son
visage s’est affiné. Il me semble que ses yeux ont changé de couleur, en tout
cas son regard brille. Il est celui d’un homme sûr de lui.
Je n’imagine pas que cet homme soit “enchaîné”,
“tenu”, comme me l’a confié Willy Munzer. Ou alors Berger s’est accommodé de
ses chaînes.
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