Le Pacte des assassins
Berger ne
cesserait donc jamais de me hanter ! Il était l’incarnation en moi de l’espoir
du Bien qui devient réalité du Mal.
Cet échec, cette mutation étaient-ils l’effet
de circonstances particulières, d’une sorte de malchance historique, de la
faute qu’avait été la mise au monde d’un nouveau système social dans une Russie
violente, après une guerre et une révolution qui avaient ensauvagé l’Europe
entière ?
Ou bien cette tragédie avait-elle pour cause l’inéluctable
chute de l’Homme, portant en lui le désir du crime ?
Là où il y a Abel, il y a Caïn, et ils sont
frères.
Je retrouvais l’interrogation majeure de mon
livre, Les Prêtres de Moloch.
Je n’avais pas progressé ! Je m’étais au
contraire enlisé dans mon obsession.
J’ai douté de pouvoir un jour reprendre pied.
J’ai marché entre
les oliviers pour échapper à l’immobilité, à la sombre macération de mes
pensées.
Je me suis assis sur la plus haute des
restanques.
J’ai regardé l’immense horizon, là où le ciel
devient la mer et où l’on ne distingue plus ce qui sépare l’un de l’autre.
En allait-il ainsi du Bien et du Mal, de l’espoir
et de son contraire ?
Souvent, le gardien
de la Fondation, Tito Cerato, s’approchait, s’appuyait au tronc d’un olivier, bras
croisés.
Tito roulait une cigarette, plissait les
paupières, m’observait en silence, puis murmurait :
— Ce monde va mal.
Et peut-être était-ce manière de me dire qu’il
se préoccupait de mon état, qu’il s’étonnait de me voir ainsi inactif, errant
dans la campagne, partant vers les plateaux de Saint-Vallier ou de Caussols, désertant
le « sanctuaire » des archives, négligeant ce pour quoi Julia
Garelli-Knepper m’avait choisi comme légataire et administrateur.
— On se demande…, reprenait-il.
J’attendais ce moment où il me parlerait d’elle,
de sa vie de combats, de souffrances, de sa lutte pour la vérité.
— … on se demande si tout ce qu’elle a
fait, ça a servi. Finalement, ça a abouti au pire, pour elle comme pour des
millions de gens. Alors ? Où on va ? Heureusement…
Je connaissais déjà son amère consolation.
Il disait :
— Heureusement, et Dieu sait pourtant que
je l’ai regretté, et ma femme plus que moi, bien plus que moi… Heureusement, on
n’a pas eu d’enfant. Qu’est-ce que je lui aurais dit, à mon fils ? Qu’il
allait vivre comme ça, sans rien espérer ? Elle, madame Garelli, elle
croyait, elle s’était révoltée, et après elle avait continué à se battre. Et si
elle vous a choisi, c’est parce qu’elle pensait que vous étiez comme elle.
Il serrait le poing, le brandissait.
— Quelqu’un qui croit, qui veut… Nous, on
n’est rien, on ne peut pas grand-chose.
Par bribes, et j’avais
rassemblé ses récits, il m’avait raconté comment son père, Aldo Cerato, avait
fui l’Italie pour ne pas être enrôlé dans l’armée fasciste, ne pas partir en
Russie.
Aldo avait franchi la frontière à pied en
passant par les cols, et il avait vécu comme berger jusqu’à la fin de la guerre.
— C’était pas vraiment un communiste. Il
n’avait jamais eu sa carte du Parti, mais il était avec eux, de leur côté.
Une fois, Tito avait entonné le chant des
socialistes italiens :
« Avanti
Popolo, bandiera rossa, alla riscossa ! »
Il s’était redressé,
les yeux mi-clos, le visage tourné vers le ciel, la voix forte mais tremblante,
puis s’était à nouveau voûté :
— Mon père, avait-il murmuré, je l’ai dit
à madame Garelli, il ne voulait pas faire la guerre à l’Union soviétique, et
jusqu’à la fin de sa vie il a admiré Staline. Vous imaginez, avec ce qu’on sait
maintenant ? Mais c’était la façon qu’avaient les gens du peuple d’espérer.
Est-ce qu’on peut le leur reprocher ? Madame Garelli, elle, Staline, elle
l’avait connu. Elle avait souffert là-bas, mais elle m’a dit qu’elle comprenait
mon père, qu’il avait fait preuve de courage. Et le plus grand crime de Staline,
c’était d’avoir trompé un homme comme mon père, et ils étaient des millions
comme lui.
Tito Cerato s’était penché vers moi :
— Elle a même dit que c’était les
meilleurs qui avaient fait ce choix-là, parce qu’il y fallait du courage. Elle
a été contente que je lui parle de mon père, et moi qui savais que les
communistes l’avaient persécutée, je n’avais pas le droit de lui
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